22 juin 2015

Péché estival

Ma mère montait sur son grand lit et je devais y grimper aussi.

« Dors », murmurait-elle doucement à mon oreille, en me caressant les cheveux. Puis elle s’allongeait à mes côtés, la tête sur son oreiller. Sa voix devait agir sur moi comme une formule magique et m’entraîner, malgré moi, au seuil du royaume des ombres.

Or, le soleil était haut dans le ciel. Ses rayons qui s’infiltraient à travers les rideaux de la fenêtre réchauffaient mon cœur et mon corps, murmuraient à mon âme une litanie bien plus puissante que le doux murmure de ma mère. Il faisait jour. Il faisait beau. Je ne voulais pas faire la sieste.

« Ferme les yeux ». Sa voix devenait plus ferme. Elle baillait, fermait les yeux elle-même. Je me tortillais longuement. Le grand matelas lui transmettait sans doute les mouvements de mon petit corps, le froissement des draps parvenait à ses oreilles. Elle s’impatientait. Et, sans lever la tête, sans ouvrir les yeux, elle tapotait sur mon oreiller et marmonnait un nouvel ordre que je devinais comme une nouvelle invitation à dormir.

Je tournais le dos. A ma mère et à la fenêtre qui vomissait dans la chambre, non seulement toute la lumière et la chaleur de ces après-midis, mais aussi tous les bruits de la rue qui grouillait de vie. Je demeurais donc attentive à tout ce qui pouvait me rattacher à l’état de conscience pour lequel je luttais de toutes mes petites forces. Il y avait le cri des marchands ambulants ; ceux qui avaient quelque chose à vendre _ des pommes de terre, des pastèques ou des kaak, ces petites galettes que ma mère nous interdisait de leur acheter parce qu’on ne pouvait jamais être sûrs s’ils s’étaient lavés les mains avant de nous tendre la nourriture_ et ceux qui réclamaient des choses à acheter. Battaryett[1], hadid atik lal beeh[2]. Dans ces moments où je frôlais la somnolence, c’étaient ces derniers qui me distrayaient le plus. Je me faisais un plaisir à imaginer ce qui, dans notre maison, pouvait être laissé sans remords à ces acheteurs de vieilleries. Le lustre rouillé qui pendait du plafond du couloir menant aux chambres. Le fauteuil à bascule dont le siège troué ne pouvait plus accueillir depuis longtemps mes petites fesses paresseuses. Ces deux tasses de thé orphelines au fond de la grande vitrine. Et bien d’autres objets que je verrais disparaître sans regrets. Je n’avais pas besoin de demander  à ma mère pour savoir qu’elle n’était pas du même avis. Elle tenait à chaque détail de ‘‘son’’ décor.

C’est ainsi qu’elle appelait notre maison. Non qu’elle soit égoïste, au contraire. Elle disait ‘‘ma’’ table et y accueillait volontiers des dizaines d’invités, amis, cousins, voisins pour qui elle préparait volontiers dans ‘‘sa’’ cuisine, ‘‘ses’’ petits-plats dont elle gardait le secret.

Lorsque le marchand-acheteur de vieille ferraille traversait donc la rue, je n’interpellais point ma mère. Je retenais plutôt ma respiration, espérant que mon silence couvrirait la voix de l’homme qui criait à tue-tête sous notre fenêtre. Il ne fallait surtout pas qu’il la tire de son sommeil, encore précaire. Silencieuse, le coin de l’oreiller entre mes dents, je guettais ses mouvements. Je suivais attentivement le bruit de sa respiration, imaginais facilement sa poitrine qui montait à chaque inspiration, ses lèvres qui tremblaient à chaque expiration. Quand tout ce manège prenait un rythme régulier que je connaissais déjà assez bien, je savais qu’elle s’était endormie, plongée dans un sommeil profond. Pourtant, je ne bougeais pas d’un doigt.

J’attendais encore et mon attente n’était jamais longue. C’était comme si cette musique douce savait le moment précis où elle pouvait parvenir au coin de la rue, s’élever dans les airs, jusqu’à notre fenêtre, pénétrer sans crier gare dans la chambre de ma mère qu’elle caressait sans jamais la réveiller. C’est à ce moment que je me levais sur un coude, me retournais pour jeter un regard à cette tendre personne qui me souriait dans son sommeil. Les battements de mon cœur s’accéléraient. Je murmurais une prière, toujours la même : « Pourvu que la voiture ne parte pas, pourvu que la musique ne s’éloigne pas. » Et je répétais cette phrase. En quittant la chambre de ma mère. En grimpant sur la chaise de la cuisine. En saisissant deux pièces de monnaie sur la dernière étagère. Il y en avait toujours là, dans une petite assiette en porcelaine. Ma mère les y déposait à chaque fois qu’elle rentrait du marché. Et elle ne les comptait jamais.

Mon cœur continuait de battre à un rythme fou lorsque j’ouvrais, au ralenti, la porte de la maison que je prenais soin de ne jamais refermer. Pour cela, je calais une paire de chaussures dans l’ouverture. Car si ma mère laissait traîner son argent, il n’en était jamais pareil de ses clés qu’elle gardait précieusement au fond de son armoire.

Parvenue sur le palier, je soupirais de soulagement. Les notes qui me parvenaient gagnaient en volume à mesure que je m’éloignais de la maison et que je m’avançais en direction de la voiture qui s’arrêtait toujours au même endroit. Je marchais vite. Je ne regardais ni à gauche ni à droite. D’ailleurs, j’étais incapable de voir autre chose que ce véhicule à la carrosserie couverte de peinture de toutes les couleurs. A mesure que je m’en approchais, la musique devenait assourdissante et mon cœur sautait de joie dans ma poitrine. J’étais incapable de prononcer un mot. Debout sur la pointe des pieds, je tendais les pièces au vieil homme qui trônait au milieu de cette boîte de musique ambulante. Il les prenait, les approchait de ses yeux, sans doute pour les examiner puis, les glissait dans sa poche. Je suivais ses gestes du regard. Je les connaissais par cœur. Il saisissait, à sa gauche, un cône en biscuit, le plaçait devant sa machine dont je ne connaissais pas le nom. De l’autre main, il baissait une manette et, au même moment, un flot de crème glacée à la vanille coulait, ondulait et se terminait par un sommet pointu qui me faisait penser à une montagne. 

Je saisissais ma précieuse acquisition dont la fragilité me rendait très vigilante. Je ne la quittais pas des yeux en traversant la rue, ni en faisant le chemin inverse en direction du grand lit de ma mère. C’est là que je m’installais doucement. Assise en tailleur, bercée par ses doux ronflements, je léchais le mince filet qui avait coulé durant le trajet sur le cône et sur mes doigts. Ce n’est que lorsque j’étais sûre d’avoir rattrapé toutes ces petites gouttes ayant eu l’idée d’échapper à ma gourmandise, que je m’attaquais à ma montagne sucrée. J’y goûtais les yeux fermés, comme pour graver son goût dans ma mémoire. Et quand mes petites dents s’en prenaient au biscuit croustillant, je tournais le dos afin de commettre, le plus discrètement possible, la dernière étape de mon péché quotidien.

 

Je ne peux jurer de l’effet que fit ma longue tirade à ma fillette de six ans qui, pendue à mes lèvres, attendait une réponse à sa question.

« Qu’est-ce que c’est que ce drôle de camion qui joue de la musique au milieu de la nuit ? » m’avait-elle lancé en apercevant la voiture du glacier qui roulait au ralenti le long de la corniche. Les notes qui parvenaient à nos oreilles avaient couvert le bruit des vagues dans notre dos, les cris des promeneurs autour de nous et, sans aucun doute, ma voix qui contait…

Quand je me tus, ma petite ne bougea pas. La tête levée vers moi, elle me regardait tendrement. Je compris que sa curiosité n’était point satisfaite.

Je la pris par la main et l’entraînai vers la voiture bariolée. Je tendis un billet au vendeur puis, à ma fille, une montagne de glace volée au paysage lointain de mon enfance.

[1] Piles.

[2] Vieilles ferrailles à vendre.

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