Journal intime d’un vélo (1)
Si mon vélo songeait un jour à tenir un journal, voilà à peu près ce qu’il y noterait.
Je reconnais le bruit de ses pas sur le trottoir vide. Il est à peine cinq heures du matin. Je l’attends depuis un moment. Je le vois, mal réveillé, traîner les pieds sur la chaussée poussiéreuse. Arrivé à ma hauteur, il commence à siffler entre ses dents un air gai, toujours le même. Je sens le bout de son soulier usé frôler ma roue. En un tour de main, il détache la chaîne qui me tient attaché au poteau. Il s’aggripe au guidon, enfourche la selle. Et voilà, soudain, nous ne faisons plus qu’un, Karim et moi. Un même être de chair et de fer.
Il est six heures pile. Karim me pose délicatement contre le mur de la boulangerie. La chaleur du four me parvient. Les odeurs appétissantes m’enivrent. Mon compagnon ne tarde pas à revenir. Sur son épaule, il s’est fait poser une longue planche de bois sur laquelle s’aligne une vingtaine de galettes rondes, bien chaudes, dorées et croustillantes. Bientôt, nous roulons dans les rues qui commencent à s’animer. Destination, l’école officielle des filles. Pendant le trajet, nous oscillons d’avant en arrière. En matière d’équilibre, je lui fais confiance. Les galettes glissent d’un bout à l’autre de la planche, sans jamais tomber.
Nous nous installons au même endroit. Juste en face du grand portail, sur un bout de trottoir. A présent, c’est moi qui tiens la planche en équilibre sur mon dos. Les écolières se bousculent, s’arrachent les galettes. Karim les regarde à peine. Il leur tend machinalement la nourriture, empoche les billets. Son regard vogue au loin. Soudain, il sursaute. Tous les jours, c’est pareil; comme s’il la voyait pour la première fois. Une jeune fille aux longs cheveux tressés s’arrête à quelques pas, nous tourne le dos tout en jetant des regards furtifs dans notre direction. Le jeune vendeur, un morceau de pâte croustillant couvert de graines de sésame dorées à la main, vole vers elle, s’arrête à peine à sa hauteur. Après lui avoir glissé dans la main son petit déjeuner quotidien, il s’adosse, un peu plus loin, à un mur de pierres. Ils sont tous les deux dans mon champ de vision. Lui, le nez en l’air, la casquette enfoncée jusqu’aux sourcils. Elle, les mains tremblantes, retirant d’un geste furtif le papier soigneusement plié et glissé à l’intérieur de la galette qu’elle porte à ses lèvres. Une bouchée. Un avant-goût des mots doux tracés maladroitement par son bien-aimé. Et un sourire sur les lèvres. La sonnerie de la cloche retentit jusque dans la rue. Les cris redoublent. « Elle » se noie dans la foule. « Lui » revient vers moi. Notre petite mission matinale est terminée.
En route pour le travail. Le vrai.
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