Un jour, tu comprendras

Article : Un jour, tu comprendras
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31 mai 2016

Un jour, tu comprendras

     Tu me reproches mes silences. Tu m’en as toujours voulu pour ces heures que je passe à méditer, perdu dans mes pensées confuses. Ça fait des années que tu menaces de me quitter. Et tu me reproches de ne pas te retenir.

Tu ne peux plus supporter que tes questions restent sans réponses, que tes sourires ne soient pas partagés. Tu ne veux pas croire que, par moments, j’oublie ton nom et celui de nos enfants.
 » Y en a marre! Ras le bol!  » lis-je dans tes yeux, et sur tes lèvres. Ton inquiétude effleure ma conscience. Je perçois ta rage, mais je ne fais rien. Je ferme les yeux et tu n’es plus là. Plus personne n’existe et je suis à mille lieues de toi, de ce toit qui nous abrite, de ce lit que nous partageons depuis bientôt six ans.
Tu cries, et des fois, armée de patience, tu me parles. Tu murmures, la tête penchée vers ton épaule, des paroles que je n’entends pas. Que tu es belle! Je m’accroche à ton regard. J’émerge. Puis je sombre.
Nos deux filles te ressemblent. Elles sont joviales et tendres. J’aime bien sentir leur présence. Quand elles sont là, je sais que toi aussi, tu n’es pas loin. Dans quelque coin, tu nous observes et tu souris. Je baisse les paupières, je m’éloigne. Leurs rires me parviennent, de très loin, et ta voix me berce.
« Parlons-nous une même langue ? » Tu interroges mon mutisme qui te semble obstiné. Tu tentes de t’enfermer, toi aussi, dans ton amertume. En vain. Le silence m’appartient.

     Le soleil qui rythme vos journées se lève. Comme chaque matin, vous sortez. Je suis seul et je regarde, par la fenêtre grand ouverte, ta voiture qui s’éloigne, qui disparaît. Mon regard se voile, se perd à l’horizon. Une mouche se pose sur la vitre, quelque part en face de moi. Je ne la vois pas. Elle n’en est pas moins là, si proche, si menaçante. Je résiste. A la sueur qui couvre mon front. A l’onde qui parcourt mon dos. Au tremblement qui s’en prend à mes mains, puis à tous mes membres. Elle a bougé, alors que moi je n’ai pas fait un geste. Ni pour l’écarter. Ni pour la fuir. Elle n’a pas peur de moi. Elle me connaît. C’est elle qui m’a apprivoisé. Mon regard n’a jamais su se montrer aussi docile que mon corps. Il la cherche. Elle bat des ailes, se dérobe. Puis elle revient, insolente dans son évidence. Elle se multiplie. Elle est plurielle, comme autrefois ; lorsqu’elle se posait sur mes mains, se collait à mes bras, recouvrait mon visage, bouchait mes narines. Je ne respirais alors que l’odeur de la mort. A ce monstre qui l’a nourrie, elle a fini par ressembler. Une voix dans mon dos m’ordonnait de continuer …  » Creuse, Fossoyeur!  » Et je creusais. Je creusais avec une pelle, des fois avec les doigts. Cette terre que je gavais vomissait entre mes mains le reste de ses repas.

     La porte s’ouvre. Tu reviens. Je suis sauvé. Tu t’énerves de me trouver assis à la même place. Je ne me suis pas lavé. Je ne me suis pas rasé. Et puis ce pyjama, me déciderai-je à l’enlever ? Elle est là, entre toi et moi. Ne l’aperçois-tu pas? Elle reviendra demain et les jours qui vont suivre. Fidèle au rendez-vous, je ne lui résisterai pas. Je lui chanterai le début de mon histoire. Et elle ne m’écoutera pas.

« Je venais d’avoir dix-huit ans »

 comprendras
Patrick Marloné sur flickr

         Je venais d’avoir dix-huit ans. Cet âge où, sorti de l’enfance, tu trempes ta plume dans ton ambition débordante pour écrire en grandes lettres ton avenir, tes rêves et ce que tu attends de la vie. Je venais de décrocher mon bac, et sur le lot, une bourse qui allait me conduire à Berlin. Je voulais faire des études. De quoi déjà ? Je ne m’en souviens pas. Ma mémoire me trahit. Elle retient ce qui l’arrange. Comme le destin, elle fait de moi ce que bon lui semble.

      Il est midi. Les filles sont rentrées. Elles me prennent dans leurs bras. Je m’accroche à leurs petites épaules. Elles roucoulent, se taquinent, se tirent les cheveux puis s’éloignent en courant l’une derrière l’autre. Je ne fais rien pour les retenir.

      Ils étaient trois, ou quatre peut-être. Des colosses au visage fermé qui communiquaient par bribes de phrases qu’ils prononçaient presque sans bouger les lèvres. Je ne les avais jamais vus de ma vie. Ils ont frappé à ma porte alors que je vérifiais pour la énième fois le contenu de ma valise. Une valise ordinaire, en faux cuir noir. Je l’avais posée la veille sur le lit. Et j’avais passé la nuit à la contempler, à la meubler de projets et de paysages, fruits d’une imagination avide de départ.
Quand les inconnus m’ont annoncé que je devais les accompagner, que j’allais répondre à quelques questions et que ça ne durerait pas très longtemps, c’est à ma valise que j’ai pensé. Je l’ai regardée par-dessus mon épaule. Puis, le plus grand des trois m’a poussé devant lui dans l’escalier.
Le trajet a duré plus de deux heures durant lesquelles j’avais les yeux bandés. La route était cahoteuse. Les mouvements brusques du véhicule à l’intérieur duquel on m’avait engouffré rendaient plus pesante la présence des deux colosses à mes côtés. Je sentais leur haleine qui empestait le tabac bon marché. J’ai tendu l’oreille. Mais je n’ai pas réussi à saisir le sens d’aucune de leurs paroles. J’ai fait l’effort de ramener ma pensée vers ma valise, mais elle se dérobait curieusement. Ses contours devenaient flous.

     Tu nous appelles pour déjeuner. Je ne me lève pas. Je contemple ta silhouette dans l’embrasure de la porte. Je t’entends soupirer. Tu tournes le dos, tu t’éloignes. L’odeur de ton riz épicé me parvient, me chatouille les narines, et les idées.

     J’ai passé la nuit sur une chaise, les mains liées dans le dos. Je tremblais de froid, mais aussi de peur, je l’avoue. Les yeux toujours bandés, je ne pouvais deviner s’il faisait sombre ou clair. J’ai essayé de fixer ma pensée sur ce qui m’entourait, d’imaginer cette porte qui grinçait, ces grosses bottes qui passaient et repassaient devant moi, cette gorge qui râlait, cette bouche qui crachait… J’ai attendu les questions. Elles sont arrivées en même temps que les coups qui ont plu sur mon dos, sur mes épaules, sur mon visage et sur mes oreilles. Je n’entendais plus que ma petite voix : des cris de bête blessée, des sanglots, des hoquets. Puis, tout s’est arrêté. Je crois que me je suis évanoui.

     Deux petites mains me secouent. Deux autres posent sur mes genoux une assiette chaude. Je prends la cuillère qui reste suspendue en l’air pendant quelques minutes. Puis, je mange avec cet appétit qui t’étonne. Les bouchées se succèdent, se bataillent.

     J’ai repris connaissance. Recroquevillé à même le sol, je dérangeais le lent déplacement d’une foule dont je ne pouvais deviner le nombre. J’étais aussi incapable d’estimer, ne serait-ce qu’approximativement, la superficie de l’endroit où je me trouvais. Les murs étaient invisibles, quelque part derrière ces corps qui se dressaient autour de moi. Je me suis levé pour éviter le piétinement de ces lions en cage. De la cellule où je me trouvais, je ne voyais que le plafond. Je ne pouvais le manquer, ce plafond gris, couverts de taches verdâtres, si bas, qu’une fois debout, ma tête a failli s’y cogner.
Un cercle s’est resserré autour de moi. Une rumeur assourdissante s’est élevée et a semblé attirer deux gardes qui, en poussant la lourde porte en métal, ont renversé quatre ou cinq hommes qui étaient adossés dessus et qui, à leur tour, en ont renversé près d’une dizaine. Les cris de douleur se sont mêlés aux hurlements des deux gardes qui se frayaient un passage à l’aide d’une grosse massue. Je les ai vus venir vers moi, comme de grosses bêtes prêtes à m’avaler. Une fois arrivés à ma hauteur, ils m’ont assené deux coups dans le dos. Mon corps s’est tordu, je suis tombé sur les genoux. Vite, mon instinct m’a dicté l’ordre de me redresser et de les devancer. J’ai marché, comme dans un cauchemar, les yeux fermés pour ne plus voir les corps que je foulais.

« ô si tu savais! »

La nuit est tombée. Tu as fermé la fenêtre et tiré les rideaux. Tu sembles assoupie, au fond de ton fauteuil rose. Mais je sais que tu m’observes à travers tes paupières mi-closes. Est-ce que je te fais peur ? Je ne peux pas t’en vouloir. Ce que je vois dans le miroir m’effraie. Mais, toi, peux-tu deviner ce que je vois ?
« Qui sont-ils ? » Je ne m’attendais pas à ta question, je ne m’attendais à ce que tu m’adresses la parole, que tu brises ce silence où plongent nos soirées… « Depuis janvier, tu n’es plus le même ! » As-tu passé les huit derniers mois à rassembler ton courage, à trouver les mots pour m’interroger sur cette visite qui, pour moi, en a rappelé une autre que je croyais avoir enfouie, enterrée à jamais et qui, pour toi, a creusé ce fossé qui ne cesse de s’élargir entre toi et moi ?

     Escorté par les deux bêtes de garde, je suis arrivé dans une salle que je ne saurais décrire après toutes ces années. De ce moment date ma première rencontre avec celui qui allait gâcher ma vie. Et la tienne, serais-tu tentée de dire, si tu savais … Il était assis sur une chaise, le dos tourné à la porte, les deux pieds posés sur une table de bois. Il semblait m’attendre. A mon arrivée, on lui a chuchoté quelques mots à l’oreille et il a répondu d’un vague signe de la main. Puis, il s’est levé et, au lieu de se retourner, a donné l’ordre qu’on m’emmène jusqu’à lui. Il parlait de cette voix que nul ne songerait à contrarier. Nous sommes restés debout, silencieux, en face l’un de l’autre comme pour graver à jamais nos traits respectifs, dans le coin le plus profond de nos mémoires.

     Je sursaute, comme à chaque fois que je pense à lui. Quand c’est mon sommeil qu’il vient hanter, je me réveille, haletant, en sueur et je fais les cent pas entre les murs de notre chambre dont le plafond me semble si bas, si pesant… Aussitôt ta question posée, tu détournes ton regard que tu plonges dans un livre. Tu ne t’attendais pas à une réponse, j’imagine.

@Doug88888 sur flickr
@Doug88888 sur flickr

      Ce qui a suivi a dépassé, de loin, les plus vilains des tours qu’une imagination puisse jouer, les plus effrayants des cauchemars qu’une nuit puisse créer. Je suis entré tout de suite dans mes fonctions. « Fossoyeur », voilà ce qu’on attendait de moi. L’ai-je tout de suite compris ? Me l’a-t-on appris en me l’annonçant d’un ton solennel, en me décrivant, avec beaucoup de sang-froid, toutes les tâches qu’on attendait de moi ? Pas du tout. J’ai tout simplement été jeté dans un fossé. La pelle à la main, c’est ma propre tombe que je croyais creuser. Chaque mouvement, chaque geste renvoyait vers moi des morceaux de chair, des os mêlés à la terre. J’ai vomi, puis je me suis évanoui. La crosse d’un fusil venu s’abattre sur mon dos m’a ramené à la réalité. Une nuée de petites bêtes s’étaient agglutinées sur la totalité de mon corps, comme une seconde peau, comme un habit que je n’avais pas choisi. J’ai creusé debout, puis à genoux, ne pouvant plus maîtriser les mouvements de mon corps. Les larmes qui m’aveuglaient se sont mêlées au sang qui avait arrosé cet enfer où je ne voulais pas plonger. J’ai creusé, en pleurant, en implorant. Plusieurs fois, j’ai levé la tête et j’ai crié qu’on me laisse en vie, que j’étais innocent. De nouveaux coups me répondaient, me sommaient de continuer. J’ai creusé en priant, les yeux fermés. J’avais fini par me résigner. Puis les premiers corps sont arrivés, lancés du haut de la fosse. J’ai accueilli, en soupirant de soulagement, cette mort qui n’était pas la mienne. J’ai redoublé de frénésie, j’ai creusé, j’ai enfoui…

     «  Qui sont ces hommes ? » Décidément, tu ne veux pas abandonner la partie. « Depuis leur passage, tu es encore plus silencieux que d’habitude. » Tu as bien raison, et j’ai toutes les miennes, que tu as le droit de connaître. « Ils m’ont eu l’air d’être des gens très respectables. Vous avez parlé sans hausser la voix et pourtant… » Tu te tais, tu baisses la tête puis tu me regardes droit dans les yeux. « Je suis à peu près sûre qu’ils sont venus t’annoncer quelque chose. Tu as pleuré. Ton long sanglot avait quelque chose d’animal. Ils t’ont laissé pleurer. Ensuite, ils ont encore parlé et ils sont partis. Ils n’ont jamais remis les pieds dans notre maison, mais c’est comme s’ils y étaient restés, là, entre nous deux… » Tu gesticules, tu te lèves et restes plantée devant moi. Nos genoux se touchent presque.

     La plupart mouraient sous la torture, d’autres attrapaient toutes sortes de maladies qu’un manque d’hygiène et d’alimentation pouvait générer. Ils expiraient entre les mains, sous les pieds du tyran ou de ses chiens fidèles; ou dans le coin d’une cellule. Dès qu’un garde prononçait mon nom, je comprenais. Je me levais et, sans discuter, j’allais creuser, enterrer. Je revois encore ces faces où la terreur a gravé ses traits, fils, maris, frères que quelque part on attendait.
En janvier dernier, les hommes que tu as vus sont venus m’annoncer que je ne devais plus avoir peur, qu’ils tenaient le tyran, qu’il allait être jugé. Je devais préparer mon témoignage, révéler au grand jour toutes les atrocités. Et, depuis, ô si tu savais, le couteau danse dans ma plaie.

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Commentaires

renaudoss
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Toujours un plaisir de te lire! ( émouvant tout ça )

Emmanuelle
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Holà Rima… Merci de raviver ce souvenir de cette rencontre bouleversante. A bientôt..

Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED
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Emmanuelle, je te remercie de ton passage sur mon blog. très bouleversante rencontre, en effet... A bientôt