Message d’amour (1)

Article : Message d’amour (1)
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27 septembre 2015

Message d’amour (1)

─ Samira… Ya Samira…
​La jeune fille sursauta et lâcha la pince à linge qui tomba à ses pieds. Elle la fixa du regard : le bout cassé, le fil de fer rouillé… Se concentrer sur les détails l’aidait à retenir sa respiration. Elle se figea et ne se baissa pour la ramasser que lorsqu’elle fut sûre que sa petite sœur avait rejoint sa mère qui s’impatientait.
​D’une main habituée, elle retira une à une les autres pinces qui retenaient la vieille nappe fixée en guise de rideau à la lucarne du grenier. Un faible rayon du soleil de cette fin d’après-midi était au rendez-vous. Il pénétra dans la pièce, caressa son visage pâle puis se promena longuement d’un bout à l’autre de la minuscule pièce au plafond bas. Certains jours, il ramenait une bouffée d’air frais, chargée des parfums de la rue, qu’elle happait à pleines narines. Le luxe.
​Elle colla son corps frêle au mur et posa ses deux mains sur les barreaux. Elle ferma les yeux et pria que l’attente ne fût pas longue.

​La porte d’entrée claqua. Même plongée dans sa rêverie, elle ne pouvait manquer ce bruit, cette sonnerie d’alarme qui annonçait soit le départ matinal du père et du frère, soit leur retour en fin de journée. Cette porte s’ouvrait et se fermait rarement pour d’autres raisons.
En quelques secondes, l’ouverture fut rebouchée et les pinces retrouvèrent leur place. La jeune fille descendit quatre marches et se retrouva à la porte de la cuisine. Elle s’y engouffra et se trouva vite une occupation.
Elle entendit les deux voix masculines arriver derrière elle, poursuivre leur discours et s’éloigner de nouveau, ignorant sa présence. Ce qui l’arrangeait bien. On n’avait pas remarqué le tremblement de ses mains ni le rythme fou de sa respiration.
─ Nous recevrons bientôt les directives. Avise-toi de rester discret. Ne prends aucune initiative.
─ Dammi am yighli ! Mon père, ils nous provoquent sans arrêt et …
​Le père l’interrompit d’un geste et renversa d’un coup de pied la table basse, signifiant par là que le sujet était clos.
​Elle ne quitta pas son poste devant l’évier en vieux marbre blanc mais elle imagina sans peine le frère, serrant les poings et les dents, ravalant sa colère. La porte d’entrée qui claqua lui confirma ce qu’elle avait bien deviné : le jeune adolescent furieux était parti exprimer ailleurs son mécontentement.
​La scène était familière. Sans s’être jamais concertés, les autres habitants de la maison savaient qu’ils devaient se montrer discrets pour le reste de la soirée. Sa mère n’apparut point. La jeune fille et sa petite sœur, l’innocente Samira aux longs cheveux tressés, s’affairèrent pendant quelque temps dans la cuisine. Le repas servi sur un plateau dont on ne devinait plus la couleur fut posé sur la table basse, devant le « dieu de la maison ». L’éternel meuble avait été remis sur ses pieds, solide, têtu.
​Bientôt, des voix sourdes et une musique confuse jaillirent du petit poste de télévision. Lorsque le ronflement du père se joignit au concert, elle envoya Samira ramener le plateau et ordonna à l’enfant d’aller dormir. Elle lava la vaisselle, rangea la cuisine et respira à fond avant de remonter au grenier.

D’un geste machinal, elle écarta le linge qui la séparait du monde extérieur. Là, il faisait déjà nuit. De la rue mal éclairée, lui parvenaient des bruits de pas, des chuchotements. Elle n’avait pas besoin d’un grand éclairage pour distinguer les pieds des passants gravissant le grand escalier qui jouxtait son observatoire. Les souliers usés, poussiéreux de ceux qui montaient du souk en disaient long sur leur longue journée de travail. Elle y distinguait, collés à la semelle, des restes de légumes et de fruits pourris. Elle y lisait le même labeur, la même endurance. Mais elle ne devinait point s’ils étaient d’ici ou de l’autre région. « Les premiers sont les nôtres », songea-t-elle. Pour quelle raison, les derniers étaient voués à rester les autres, elle n’en savait rien.

♦♦♦♦

« Sandwich battata à votre goût, maallem Hamid ! lança-t-il d’un trait.
Puis il ajouta :
─ Soyez généreux en ketchup.

Maallem Hamid ne répondit point. Il se contenta de hocher la tête. Son sourire se noya sous sa grosse moustache blanchie par le temps. Il était sûr de satisfaire tout le monde.
Depuis déjà vingt, voire trente ans, il répétait inlassablement les mêmes gestes. Il régnait à lui seul sur son kiosque encastré dans la muraille qui touchait au grand escalier. Il avait toujours été là. Il faisait partie du décor. On le saluait d’un geste ou on s’arrêtait pour bavarder un peu avec lui le matin. A ce moment, on ne risquait pas de le déranger.
Il commençait sa journée en douceur, épluchait une dizaine de kilos de pommes de terre, les lavait, prenait même le temps de les égoutter avant de les découper en fines lamelles d’une épaisseur étrangement identique. Vers midi, il était moins disponible pour écouter les rumeurs ou pour commenter les dernières nouvelles du pays. A ceux qui gravissaient les marches de l’escalier, dans les deux sens, il adressait quelques mots, souvent incompréhensibles mais toujours sincères ou un geste de la main. Il répondait invariablement à tout le monde. Il les connaissait tous : ceux d’en bas et ceux d’en haut, comme il détestait les appeler. Sa clientèle « cosmopolite » faisait sa fierté.

Le vieil homme ne se lassait pas de lancer ses frites dans l’huile bouillante. Il les regardait d’un œil expert, savait bien le moment précis où il fallait les retirer, dorées croustillantes. Il les déposait dans un large plat en métal puis les soulevait de ses doigts tremblants sans se soucier de se brûler à l’huile encore trop chaude et les alignait avec dextérité sur un morceau de pain arabe. D’un geste machinal, devenu presque un tic, il s’essuyait la main sur le bas de son tablier, aussi vieux que lui. Il saisissait une bouteille en plastique déformée par l’étreinte de ses doigts. En un clin d’œil, il la renversait, la serrait à l’intérieur de sa paume et la balançait au-dessus de son chef-d’œuvre qu’il noyait de sauce rouge sang. En un tour de main, il enroulait le tout dans un papier brun et le tendait au client qui le dévorait déjà du regard.

─ Tfadal… tfadal…
Sa voix parvint au jeune homme comme venant d’un autre monde.
─ Qu’est-ce qui t’arrive, Bilal ? Sahten ya ebn l ghali.
Le fait qu’on lui rappelle sa généalogie tira au jeune homme une grimace. Fallait-il qu’on lui parle de son père juste au moment où il allait entamer son déjeuner-dîner. Il en eut l’appétit coupé. Il tourna le dos au vieil homme sans le remercier, fit quelques pas et s’arrêta pour manger, debout, adossé au mur de pierre. Manger pour remplir son estomac vide qui criait famine il y a quelques instants. Manger pour s’occuper, pour oublier sa fureur, pour ne plus penser. « Remplir le ventre et vider la tête », songea-t-il.
Un bruit de pas le fit retourner. Il reconnut sans peine la silhouette qui arrivait à sa hauteur. Hoda, la belle Hoda. Sirène dans sa longue jupe bleue. La tête basse, les yeux rivés vers la terre comme le voulaient les bonnes mœurs, elle montait discrètement les marches à côté de sa mère. Sa vue lui faisait toujours le même effet : une décharge électrique qui le prenait à la nuque, courait le long de sa colonne vertébrale et paralysait ses membres. A chaque fois, ça ne durait que quelques secondes où il se sentait vidé de ses pensées, de son énergie, seul au monde face à sa bien-aimée. Mais le retour à la réalité était toujours très dur. L’alliance qui brillait au doigt de la jeune fille l’aveuglait. Il détourna son regard et ravala un cri qui resta coincé au fond de sa gorge. Il regarda autour de lui et tout lui parut insupportable : l’odeur de friture alourdissant l’air qui semblait ne plus vouloir s’infiltrer dans ses poumons ; la lumière blafarde de l’ampoule du kiosque… Il lança son sandwich à peine entamé par terre, juste au pied d’une poubelle métallique presque vide que la municipalité avait installée là et juchée assez haut pour que le passant n’ait pas à se baisser ni à se donner une quelconque peine… Mais qu’importe, son repas trônait déjà sur un monticule de déchets de toutes sortes.
Bilal ne pouvait pas se soucier de la propreté de la ville. Qui s’en souciait d’ailleurs ? Mille pensées tourbillonnaient dans sa tête mais il n’écoutait qu’une seule voix. Celle de son père, le jour où le verdict était tombé.
« Bilal n’ira plus à l’école, c’est indiscutable. Au diable son brèfé. A quoi lui servira ce bout de papier ? Il me rejoindra au magasin. J’ai beaucoup de mal à servir tous les clients. Les employés me volent. Porter les caisses de légumes me brise le dos et… et… »
Ce jour-là, Bilal n’avait entendu aucun des arguments de son père. Il n’avait voulu rien écouter. Recroquevillé dans un coin de la maison, la tête dans les mains, il n’avait qu’une seule pensée. Et cette pensée allait vers Hoda. La jeune fille, elle, irait à l’école, aurait son brevet et, du coup, il ne serait plus digne d’elle.
Et il était loin de se tromper. Tout se savait dans cette région. Hoda réussit, à la première session. C’était en juin dernier. Et elle ne tarda pas à se fiancer à un jeune homme qui, lui, n’était pas un ignorant remplissant des sacs de tomates et de concombres à longueur de journée. Son prétendant présentait, pour la deuxième année consécutive, son bac technique. Il finirait par réussir, ou pas, peu importe… Il avait décroché Hoda, la belle Hoda.

♦♦♦♦

Elle soupira, laissa son regard errer le plus loin possible. A gauche, à droite… rien, ou plutôt, personne. Non que la rue fût déserte, mais celui qu’elle attendait ne donnait tout simplement pas signe de vie.
Elle inspira à fond. L’air qui effleura ses narines, remplit ses poumons, ne lui ramenait pas le parfum de son bien-aimé. Les patates de maallem Hamid s’entêtaient à masquer toutes les odeurs.
Elle devinait, sans l’apercevoir, le kiosque du vieil homme. Celui qu’elle attendait se serait-il arrêté là ? Elle se perdit dans ses pensées. Mais, bien vite, elle secoua la tête, comme pour chasser les idées noires. Il ne manquait que ça, se sentir en concurrence avec un sandwich de pommes de terre frites !
Elle quitta le grenier et alla se jeter sur sa couchette. Elle ne se sentait même pas la force de se changer. Elle se serra contre la petite Samira, la fleur de cette maison triste, de cette vie fade et ferma les yeux.
De la chambre d’en face, lui parvenaient les cent pas de sa mère. Les pauses marquaient régulièrement les moments où cette femme rongée d’inquiétude s’arrêtait au niveau de la fenêtre afin de balayer la rue du regard.
La jeune fille s’endormit. Elle n’entendit pas le frère rentrer. Elle ne le vit pas passer devant la porte de sa mère, sans y jeter un coup d’œil. Elle dormait déjà, d’un sommeil tourmenté de rêves étranges, lorsque cette dernière se décida enfin à fermer ses yeux rougis, une prière aux lèvres.

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