Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED

Ma biographie langagière

Dans les jours qui suivent, vous allez pouvoir lire mon autobiographie langagière, mon récit de vie, comme certains préfèrent l’appeler. Récit, en effet, où je me raconte en livrant des fragments d’expériences que j’ai vécues et où je retrace les chemins linguistiques que j’ai parcourus.

Cet exercice (que j’ai réalisé dans le cadre d’un cours de master) m’a permis, certes, de dévoiler des facettes de ma personnalité mais surtout de mener une réflexion sur mon rapport aux différentes langues avec lesquelles j’ai été en contact jusqu’à ce jour. J’y ai dressé une liste, que j’ai voulue exhaustive, des langues qui constituent mon répertoire langagier. Je les ai citées dans l’ordre chronologique allant de la première langue acquise vers les autres langues apprises : à commencer par l’arabe puis le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol et finalement le latin. Je m’y suis interrogée sur les motifs qui m’ont menée à effectuer et développer certains apprentissages plutôt que d’autres et sur les objectifs que j’ai poursuivis à chaque fois. J’ai fait mention des contextes d’utilisation de chaque langue, tout en essayant de préciser le degré de ma maîtrise des différentes compétences langagières.

Bien que j’aie consacré une partie à chacune des langues, un va-et-vient entre ces dernières s’est imposé par moments. En effet, la découverte et l’apprentissage d’une nouvelle langue se sont faits en passant par celles que je connaissais déjà et, dans beaucoup de situations, j’ai été amenée à recourir simultanément à plusieurs de ces langues qui font de moi une personne plurilingue.

A suivre


Résurrection

Un grincement, puis, comme un roulement de tambours qui se termine dans un fracas. Je le connais par cœur, ce bruit. Mais, chaque matin, c’est pareil. L’ouverture de la vieille porte rouillée me glace le sang. Est-ce qu’il est voulu ce bruit, en guise de réveille-matin ? Ils n’ont donc pas compris qu’il était impossible de trouver le sommeil dans ce trou… et que nous sommes déjà réveillés, bien avant leur arrivée !

Tout doit se jouer aujourd’hui… ou demain

Comme d’habitude, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Tout doit se jouer aujourd’hui… ou demain.

Dès que les rayons du soleil pénètrent dans la pièce, je promène un regard angoissé sur tout ce qui m’entoure. Si je ne suis pas bientôt choisie, je finirai dans ce coin-là, comme les autres… J’ai des frissons dès que j’y pense. Le cauchemar ! Depuis quelque temps, il hante même mes journées. Je me vois, étouffant parmi les déchus, froissée, dépouillée de ma dignité; tantôt flottant à la surface, guettant une planche de salut, tantôt envoyée au fond, asphyxiée par la puanteur de ceux qui m’écrasent, aveuglée par l’obscurité qui m’entoure.

Je garderai longtemps le souvenir de mon arrivée dans ce lieu : l’embarquement brutal, le grand container ballotée par les vagues, le coup brutal qui m’a envoyée par terre, serrée à mes compatriotes. Ce n’est qu’au bout de deux jours que l’idée est venue à notre nouveau propriétaire de nous sortir. Tout est nouveau et bizarre autour de nous. Or, mon regard est tombé d’emblée sur le bac du coin. Ce cimetière que je redoute depuis le premier jour.

Toutefois, après tout ce que j’ai vécu ici, je ne vois plus très bien à quoi ressemblait ma vie, AVANT. Des fois, les souvenirs reviennent par bribes, surtout la nuit. Je suis sûre que, dans le passé, j’avais des « papiers », une identité… Je revois parfois le sourire de la personne qui m’a portée pour la première fois. J’étais, sans aucun doute, une « favorite », car je me souviens d’avoir été témoin de grandes occasions. A quel moment les choses ont-elles commencé à tourner mal ? Pourquoi a-t-on décidé de m’abandonner ? Je semble avoir laissé cette période de ma vie dans un gouffre profond, car il ne m’en reste presque rien… Un trou noir, aussi noir que le fond du bac du coin…
Comme chaque matin, la grosse voix rauque commence son concert. On entend, entre deux quintes de toux, rythmées par une boule de salive crachée à nos pieds :
« Entrez madame… l mahal mahallek !
« Venez voir mademoiselle, ekher mouda !
« Nos prix sont imbattables ! Enna l faïr malek !

Nous sommes observés, examinés… collés à des corps malodorants

Et le magasin se remplit. Des foules curieuses arrivent. Nous sommes observés, examinés… arrachés aux cintres, collés à des corps malodorants. On nous regarde encore et puis, on décide soit, dégoûté, de nous laisser dans un coin, soit de nous enfoncer, après un long marchandage, au fond d’un sac « noir » lui aussi. Tous ceux et celles qui ont quitté n’ont jeté aucun regard en arrière. Ils sont partis avec l’espoir d’une meilleure vie. Et ceux qui restent n’ont qu’à espérer de partir à leur tour avant qu’un nouveau paquet n’arrive. Les nouveaux arrivants sortiront au grand jour, étireront leurs membres et prendront place sur les cintres. Alors que tous ceux qui n’auront pas eu la chance d’être élus sont lancés, avec des gestes de rage et maintes malédictions, dans le fameux bac du coin. Là, on est cassé, comme les prix proposés à la foule pour la convaincre de nous emporter.

Un bruit familier me tire à ma rêverie. Un petit cognement, comme quand on frappe discrètement à la porte de son amant ; suivi d’un bruissement léger. Ma place privilégiée à la porte du magasin me permet de la voir arriver de loin. Et je me demande à chaque fois, avec un brin de malveillance qui me fait encore rougir, qui tente de rattraper l’autre, son pied droit ou le bout de sa béquille ?

Ce n’est pas une dame comme les autres

Ce n’est pas une dame comme les autres. Elle ne ressemble en rien aux autres clientes. Il me semble avoir rarement entendu le timbre de sa voix. Mais je me souviens de son regard perçant qui balaie les lieux. Et je la revois s’approcher de nous, nous examiner tous, sans que nous ayons à quitter nos places. Elle nous écarte, l’un après l’autre, d’un geste discret, on dirait une caresse. Je guette les coins de sa bouche, ses sourcils qu’elle fronce légèrement quand elle aperçoit un bouton cassé, une poche décousue ou un ourlet qui pend… Une experte ! Elle fait son choix, sans hésiter ; paie, sans marchander et disparaît.

Je m’y connais. Je les observe toutes et je m’amuse à deviner leur histoire personnelle. Celle-ci a deux enfants, deux garçons bien turbulents, je parie. Les pantalons, ils n’en ont jamais assez. Cette autre a une fille, ou rêve d’en avoir une, je ne saurais le dire. Elle regarde avec envie les jolies robes à volants, les petites jupes fleuries… Mais, elle n’en achète jamais. Telle autre accouchera dans quelque temps… La liste est interminable. Imaginer leur vie, leur inventer des noms, des qualités et des défauts m’empêche parfois de broyer du noir et me fournit, chaque jour, une nouvelle dose d’espoir. Mais, au fond de moi, c’est elle que je souhaite accompagner. La dame à la béquille.

Indéchiffrable, elle m’inspire mille questions auxquelles je trouve rarement des réponses. Elle achète tout, les jupes comme les shorts, les petites tailles comme les grandes, à croire qu’elle les collectionne. Cette idée, qui suscite des éclats de rire autour de moi, me traverse l’esprit comme une brise matinale, si rafraîchissante. Ce qui est sûr, c’est que cette dame sent le respect, le goût… et je ne sais quoi de bien plus profond encore.

Voilà, enfin, elle est là. Je suis dans ses mains. Elle me tient, me lisse, me plie soigneusement et me range dans son cabas…

Comme tous les autres, je n’ai pas regardé en arrière, mais je sais qu’ils donneraient tout pour être à ma place !

Libre. Enfin.

Délicieux est le goût de la liberté. Délicieux est le parfum de ce savon doux qui traverse mes mailles. Délicieuse est sa voix qui me parle.

Je l’écoute. Ses projets, ses calculs… je n’y comprends pas grand-chose. Mais, le fait qu’elle les partage avec moi me suffit, me comble.

« La fin ne justifie pas les moyens, baaref . »
Elle soupire.
« La vie est dure. Le médecin, le boucher, le directeur de l’école, kellon ma byerhamo . »
Sa voix s’étrangle.
« Est-ce ma faute si tu es parti trop tôt ? »

Le cadre cloué au mur demeure muet, comme moi qui ai pourtant envie de lui raconter ma vie, lui crier que, moi non plus, je n’ai pas choisi mon destin.

Mais, les confidences s’arrêtent là. Elle se lève et nous quittons la pièce ensemble. Bercée par le rythme de ses pas. Heureuse, je plonge dans un sommeil profond.

A mon réveil, le décor a changé. J’ai à peine le temps de promener mon regard autour de moi et de m’apercevoir que tous les autres sont là, eux aussi. Lavés, parfumés, emballés, rangés…

Je suis déjà bien loin quand, dans le coin de sa boutique, elle note dans son cahier : chemise à fleurs, 50 000 livres.


Voilà à quoi ressemble Alzheimer

Ce n’est pas la première fois que je tombe sur cette vidéo postée sur Facebook et qui montre une vieille dame en chemise de nuit, plantée devant l’écran de sa télé, adressant cris et injures aux acteurs d’un feuilleton égyptien. La vieille s’acharne à alerter l’héroïne du feuilleton que son mari la trompe et qu’il est sur le point de s’emparer de sa fortune. La personne qui filme la scène, sans doute avec son téléphone portable, se fait un plaisir d’entrer dans le jeu, exhortant l’aïeule à interpeller la femme dupée et à lui dénoncer le complot. La pauvre dame double d’efforts (et de gros mots!), gesticule, saute sur place, s’approche de l’écran puis s’en éloigne…

 

La vidéo est accompagnée d’un rang d’émoticônes : des visages qui sourient, qui s’esclaffent ainsi que du titre, supposé sans doute alléchant:

Voilà à quoi ressemble Alzheimer!

Je ne comprends pas qu’on puisse trouver du plaisir à se moquer de la sorte d’une vieille personne!

 

A mon avis :

 

– Est atteinte d’Alzheimer toute personne dont le tissu cérébral est devenu imperméable aux sentiments humains;

-Est atteinte d’Alzheimer toute personne qui a oublié les règles de base du respect de la dignité des autres;

– Est atteinte d’Alzheimer toute personne dont les neurones ont dégénéré au point de légitimer l’irrespect des malades âgés ;

– Est atteinte d’Alzheimer toute personne dont les fonctions mentales se limitent à l’ironie et au mépris de son prochain.

Si vous êtes d’accord,

partagez!


TRANSIT

Vous est-il déjà arrivé de croiser une personne, une parfaite étrangère qui décide de vous faire des confidences sur sa vie, son passé, ses projets d’avenir ? Une rencontre furtive, mais inoubliable. Témoignage vrai d’un drame toujours actif…

Nathalie…

En lui tendant le plat chaud que j’avais insisté pour lui offrir, je me rendis compte que je ne connaissais même pas son prénom. Alors, je le lui demandai tout naturellement. Ma question déclencha un fou rire qu’elle interrompit pour me répondre : « Je m’appelle Nathalie. »

Nous avions échangé quelques phrases la veille, et ce matin encore, manifesté la même impatience devant le bureau de l’employé qui était supposé nous tenir au courant de toute nouveauté. Nos dossiers étaient complets, tous les papiers demandés avaient été joints à la demande de visa, mais nous en étions toujours à la case départ. Le serveur censé transmettre nos empreintes digitales au siège du ministère des Affaires étrangères était tombé en panne. Toutes les démarches s’arrêtaient là.

 Le 1er étage de la *** dont les bureaux étaient consacrés aux demandes de visa se retrouva désert ce jour-là. Les rendez-vous de la journée avaient été annulés. Les personnes qui avaient longuement attendu la veille et qui étaient revenues à la charge le lendemain reçurent mille excuses. On pouvait soit retirer son dossier et prendre un nouveau rendez-vous, soit… attendre. Les deux solutions ne pouvaient me convenir. Je devais être en Italie dans moins de deux semaines pour une cérémonie de remise de prix. Chaque jour de retard diminuait mes chances d’y être à temps pour l’événement.

Je ne voulus rien entendre aux remontrances de l’agent de sécurité qui gardait l’entrée ni aux explications du directeur responsable auprès duquel je manifestai toutefois un brin de patience. Il était compréhensif. Cette qualité me touchait toujours. Il me confirma que mon cas était « urgent » et qu’il était sur le point d’entrer en contact avec l’ambassade pour en discuter…

Je soupirai de soulagement et regagnai mon siège. Au moins, une lueur d’espoir. Devant moi, me tournant le dos, la jeune blonde ─ fausse blonde, devrais-je dire ─ tenait sa tête entre les mains. Ses jambes étaient prises d’un tremblement nerveux. Je l’observai pendant quelques minutes.

« C’est parce que je suis syrienne… »

« Ça va ? » lui demandai-je, tout simplement.

Son grand sourire démentait son bouillonnement intérieur. Son visage me sembla serein. Seule la trahissait sa main qui passait et repassait dans ses cheveux et finissait par triturer le bout de sa fine tresse. Elle se leva et me fit face. Elle s’approcha de moi et prit place à mes côtés. Nous avions toutes les deux besoin de bavarder, question de peupler ce silence que le bourdonnement du climatiseur rendait plus lourd.

« Quelle sera votre destination, en Italie ? » Je ne trouvai rien d’autre à lui demander. « Nulle part » me répondit-elle. Je crus qu’elle se moquait de moi et décidai de mettre un terme à cette conversation, lorsqu’elle poursuivit : « Je vais rester deux heures à l’aéroport de Rome. Ensuite, je pars au Venezuela ».

 Je ne comprenais rien du tout.

« Cela s’appelle une escale, non ?

─ C’est parce que je suis syrienne… »

Je lus dans ses yeux que sa phrase devait m’éclairer sur sa situation. Mais elle dut comprendre mon ignorance, car elle ajouta :

« Depuis les événements, les pays européens se montrent très vigilants. Bon nombre de mes compatriotes arrivent dans leurs aéroports, se débarrassent de leur passeport et… » Là, j’avais tout compris ou presque. Elle parla comme les gens de son pays

Je n’aurais pas cru, sans qu’elle ne me le confiât elle-même, qu’elle n’était point libanaise, comme moi. Elle parlait le libanais très correctement, pratiquement sans accent. Mais, dès qu’elle m’eût dévoilé sa nationalité, elle laissa libre cours à son dialecte. Elle parla comme les gens de son pays, comme ces soldats qui avaient si longtemps envahi le mien. Mais ça, je ne pouvais pas lui en vouloir.

          « Allons manger un morceau, me lança-t-elle. Je connais une boulangerie dans le coin… » Décidément, elle ne finissait pas de me surprendre. Comment pouvait-elle connaître si bien les lieux ?

          Je l’accompagnai volontiers. L’endroit n’était pas très loin. Une modeste boulangerie comme il y en avait partout dans nos villes. Des murs recouverts de carrelage blanc, ornés de photos en couleur censées stimuler l’appétit des clients et les guider dans leur choix. Nathalie en montra une du doigt : un morceau de pâte rond, recouvert d’une dizaine d’ingrédients dont je ne retrouvai plus tard que la moitié dans son assiette. Pour ma part, je me contentai d’un manouch[1] au thym.

Le propriétaire des lieux faisait presque tout. Il prenait les commandes à la caisse installée dans un coin, puis il passait au four. Toutes les spécialités, préparées à l’avance, attendaient d’être cuites.

          La jeune femme se dirigea vers l’une des trois tables installées sur le trottoir et y prit place. Je l’y rejoignis.  Elle commanda deux tasses de thé qu’un petit garçon de huit ou neuf ans apporta sur un plateau rond. Je les entendis échanger quelques paroles, des plus banales : « Deux tasses de thé, e’mol maarouf[2]  », « Tekrami settna[3]. »  Ils parlaient la même langue, avec le même accent. Ils étaient arrivés dans mon pays sans doute pour les mêmes raisons, car je vis briller au fond de leurs yeux une même lueur où je décelai, tour à tour, fureur, tristesse et  nostalgie.

          Dès que l’enfant eût le dos tourné, j’exprimai la pitié qui me serrait le cœur. Je regrettai aussitôt mes paroles en voyant son regard devenir aussi dur que le ton sur lequel elle me lança : « Ce n’est pas un mendiant. »

Alors qu’elle s’attaquait à son petit déjeuner avec un appétit d’ogre et que lui, se dirigeait vers une autre table, je les observai tour à tour. Ils se ressemblaient et pourtant, tout les séparait. Tous deux avaient passé les frontières, fuyant un pays déchiré par la guerre. Tous deux étaient déracinés et ne pouvaient espérer regagner, avant longtemps, leur terre natale. Or…

Lui, je ne saurais me tromper là-dessus, était fils d’une famille nombreuse, l’une de ces milliers de familles de réfugiés arrivées au cours des deux dernières années. Il faisait, comme ses frères, ses cousins, ses voisins… tous ces petits travaux qu’on leur offrait volontiers en échange d’un salaire dérisoire.

Je me retins d’exprimer à haute voix ma compassion, mes interrogations concernant l’avenir incertain de ce garçon et de beaucoup d’autres que je croisais tous les jours, un bouquet de roses ou un paquet de mouchoirs à la main…

Aussitôt qu’il eût disparu, je me tournai vers elle, dont le passé, le présent et l’avenir demeuraient un mystère pour moi dont la curiosité ne cessait d’augmenter.

Une blessure qui n’avait pas fini de cicatriser

Elle semblait lire dans mes pensées. J’eus en effet droit à une tirade qui raconta si bien, et en quelques mots, une enfance heureuse à Alep ; le divorce de deux parents qu’elle chérissait ; des études scolaires achevées tant bien que mal ; un poste d’hôtesse dans un grand hôtel de sa ville…

J’eus l’impression que son récit allait se terminer là, car elle marqua un long temps de silence avant de poursuivre : « C’était un vendredi, j’étais sur le point de prendre l’ascenseur quand tout est parti en poussière… » Je n’entendis rien à la suite de sa phrase. Tout en parlant, elle avait dévoilé une épaule dévorée par une blessure qui n’avait pas fini de cicatriser.

Puis ce fut son arrivée à Beyrouth ; sa mère laissée au pays auprès d’une grand-mère qui était décidée à ne pas quitter sa maison, même si c’était au prix d’y mourir carbonisée, écrasée, déchiquetée… Elle prononçait ces derniers mots avec le sang-froid de quelqu’un qui avait côtoyé la mort, ce qui n’ôtait toutefois rien à l’émotion qui voilait son regard.

« Je ne veux pas mourir, pas maintenant, pas de cette manière. Je vais rejoindre mon père au Venezuela. Il a tout fait pour que je quitte le pays. Avec lui, je ne risque rien. »

Elle jeta un regard vers son poignet et ce fut comme si les aiguilles de sa montre lui avaient transmis un ordre tacite, une injonction dont je ne compris pas les raisons. Son récit s’arrêta là.

Tourner la page

Je m’interdis de parler. Je le sentais, j’en étais même sûre à ce moment, que c’était plutôt pour elle que pour moi qu’elle venait de tout raconter. Elle avait sans doute senti le besoin de relire une dernière fois ces épisodes de sa vie avant de … tourner la page.

Elle se leva et je l’imitai sans réfléchir. D’un geste de la main, elle me pria de me rasseoir, me tourna le dos en s’éloignant.

Je ne cherchai point à la retenir, ni à la suivre. Je partis à mon tour et fis seule le chemin de retour en direction des bureaux ***.  Je ne la revis plus et ne sut jamais si elle avait réussi à se poser dans l’aéroport de Rome comme elle l’avait fait dans ma vie.

[1] Snack libanais constitué d’un morceau de pâte recouvert de thym ou de fromage.

[2] S’il-vous-plaît.

[3] Formule de politesse prononcée pour signifier à une dame qu’elle sera servie telle qu’elle le souhaite.


Cent vingt minutes

En passant la porte d’entrée, elle fredonnait encore le refrain qui passait à la radio au moment où elle avait garé sa voiture. Elle lança ses clés dans le vide-poche. Le trousseau heurta le bord de la table basse et retomba sans bruit sur le tapis. Elle se baissa pour le ramasser. La table ronde, en merisier massif, et le vieux tapis écarlate, précieux héritages d’une arrière-grand-mère faisaient sa fierté. Elle effleura au passage le bois égratigné, caressant un reste de peinture sous lequel transparaissait un labyrinthe de cernes. Combien de fois, enfant, s’était-elle amusée à les compter, relevant le défi de deviner l’âge de ce morceau de bois. Se doutait-elle à l’époque qu’elle s’y accrocherait un jour comme à une planche de salut ; qu’elle refuserait , malgré les remarques désobligeantes de ses amies et les regards ironiques de ses visiteurs… de changer le décor de ce coin de sa maison dont le reste de l’ameublement criait la modernité !

Elle tourna le dos et rejoignit en quelques enjambées la cuisine dont il lui suffisait de passer le seuil pour qu’un système sophistiqué d’éclairage et de climatisation se déclenchât automatiquement. Un coup d’œil rapide à sa montre lui confirma qu’elle était en retard.

17 h 55

Ses invités allaient bientôt arriver. Le menu qu’elle s’était promis de préparer à leur intention ornait la porte de son frigo. Elle devait se mettre au travail. En même temps qu’elle s’affairait devant un comptoir en forme d’îlot, flottant au centre de la grande cuisine, elle se concentra sur les battements de son cœur qui s’affolait chaque fois qu’elle ne se sentait pas maîtriser une situation. Elle s’efforça de donner à sa respiration un rythme raisonnable.

Avec un peu de chance, ils seraient retardés par un bouchon à l’entrée du centre-ville. Ils s’arrêteraient chez un fleuriste, hésiteraient sur le choix d’un bouquet de roses ou de tulipes… Josiane, telle qu’elle la connaissait, traînerait chez son libraire. Elle causerait longtemps avec lui et ils décideraient ensemble s’il fallait lui offrir, cette fois, un livre de recettes, un recueil de poésies ou, qui sait, la biographie d’un chef de guerre…

Cette pensée lui arracha un sourire. Ses étagères croulaient sous les  bouquins ainsi choisis, au gré de l’humeur de ces deux vieux camarades dont les relations ne finiraient pas de l’intriguer.

18 h 40

Son téléphone portable vibra légèrement dans la poche de son tablier. Nouveau message : « Empêchement de dernière minute. Désolée pour le retard. A tout à l’heure. Et l’incontournable bizzzzzzzz qui servait de signature à Charlotte dont les messages ressemblaient invariablement à ceci : Retenue d’urgence au bureau. Bizzzzzzzz. Ou, ne m’attendez pas. Bizzzzzzzz. »

Elle soupira en admirant les plats qui s’alignaient sur le comptoir. Avec la table et le tapis, le taboulé faisait partie de cet « album de famille » qui avait survécu à sa jeunesse au pays. Elle s’enorgueillissait de réussir cette délicieuse salade, riche en couleurs et en saveurs, qui l’entraînait, le temps d’une bouchée, au-delà de la Méditerranée.

« Deux brins de persil, quelques dés de tomates et Bériz est à toi ! » avait lancé sa mère, il y a près de quinze ans.

19 h

Elle calculait tout, organisait tout, préférait ne rien laisser au hasard. Elle se faisait un point d’honneur à mettre de l’ordre dans sa vie, mais jamais dans sa garde-robe. Son regard se perdit dans les entrailles d’une armoire en bataille. Elle en tira une robe légère, fendue dans le dos, fleurie à volonté et l’y enfouit à nouveau. Elle finit par piocher un jean délavé et un long t-shirt gris avec, pour seul motif, une tour Eiffel en contre-plongée.

« N’oublie pas de me ramener la tour Eiffel ! Pas la vraie… évidemment », avait ajouté ce jour-là sa mère qui s’était esclaffée en regardant, d’un air embarrassé, les oncles, tantes, cousins, voisins venus souhaiter un bon voyage à sa fille et qui risquaient de la prendre pour une ignorante.

Ce fut la première chose qu’elle acheta, le lendemain de son arrivée à Paris. Cette tour Eiffel, haute de vingt centimètres trônait, depuis, aux côtés d’un vide-poche en faux limoges, au-dessus d’un vieux tapis où éclatait la fantaisie orientale dans toute sa splendeur.

Quinze années. Chaque instant, en s’écoulant, en avait effacé un autre. Les premières années, elle avait écrit de longues lettres, envoyé des dizaines de cartes postales. Puis, elle avait demandé qu’on lui envoyât  le tapis. Elle y passa de longues nuits, assise, allongée, recroquevillée… Puis arriva la table. Fétiches qu’elle emportait à chaque déménagement.

19 h 20

On sonna à la porte. Elle ouvrit, salua, sourit… Elle s’assura que tout le monde s’était installé confortablement, offrit à boire à chacun. Son esprit était en mode veille. Des bouts de conversation lui parvenaient, mais elle n’y comprenait rien, comme si elles avaient été prononcées dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Ce n’était, certes, pas sa langue maternelle; mais cela faisait une bonne quinzaine d’années qu’elle respirait, mangeait, s’endormait, se réveillait… dans cette langue.

Elle quitta le salon et revint vers la porte d’entrée. Elle saisit le morceau de papier froissé qu’elle avait laissé sur la table, avec son trousseau de clés. Un rectangle blanc  : 7 x 15 centimètres. Une liste en petits caractères noirs au recto. Des messages publicitaires au verso. Un ticket de caisse de rien du tout, comme on pouvait en avoir des dizaines au fond de son sac à main, de ses tiroirs ou de la boîte à gants de sa voiture.

La date imprimée dessus l’avait fait sourire le matin même. Elle en avait plaisanté avec la caissière qui s’était crue en devoir de lui présenter des excuses.

« Les machines, c’est comme ça madame. Ça vous lâche à n’importe quel moment. On a beau s’en croire les maîtres, du moment où on les fabrique et où on les programme. Mais, pour moi, elles sont tout à fait imprévisibles. » Et elle lui proposa de patienter, le temps que le problème soit réglé et qu’un nouveau ticket avec la date exacte du jour où l’on était soit imprimé.

C’était parfaitement inutile. Elle sourit, remercia et se dirigea, les bras chargés, vers sa voiture. Derrière le volant, elle reprit le papier et l’observa longuement. 26 mars 2029. Elle avait acheté ses biscuits, son fromage, ses savons… dans quinze ans ! Jour pour jour.

19 h 40

Ses invités criaient famine. Elle se ressaisit, enfonça le ticket dans la poche de son jean et courut vers la cuisine. Elle transporta un à un les plats savamment décorés et les posa devant une bande affamée qui roucoulait d’admiration. Les canapés de crème de saumon à l’avocat, les bricks au fromage de chèvre et à la ciboulette, les champignons farcis au camembert… et pour couronner le tout, un délice de taboulé qui, comme l’avait prédit sa mère, avait su séduire les plus gourmets.

Il avait suffi d’un bout de papier, d’une erreur banale pour que tout remonte à la surface. Le visage de sa mère, ses paroles… le passé, le pays. Aussi n’attendit-elle pas le départ de ses amis.

19 h 55

Elle entra dans sa chambre, posa sur son lit une valise en cuir qu’elle ouvrit avec des gestes tendres, on aurait dit autant de caresses. Elle y déposa, avant de la refermer avec autant d’égards, comme on range un bijou dans son écrin, une tour Eiffel achetée il y a quinze ans aux alentours du Pont-Neuf.


Péché estival

Ma mère montait sur son grand lit et je devais y grimper aussi.

« Dors », murmurait-elle doucement à mon oreille, en me caressant les cheveux. Puis elle s’allongeait à mes côtés, la tête sur son oreiller. Sa voix devait agir sur moi comme une formule magique et m’entraîner, malgré moi, au seuil du royaume des ombres.

Or, le soleil était haut dans le ciel. Ses rayons qui s’infiltraient à travers les rideaux de la fenêtre réchauffaient mon cœur et mon corps, murmuraient à mon âme une litanie bien plus puissante que le doux murmure de ma mère. Il faisait jour. Il faisait beau. Je ne voulais pas faire la sieste.

« Ferme les yeux ». Sa voix devenait plus ferme. Elle baillait, fermait les yeux elle-même. Je me tortillais longuement. Le grand matelas lui transmettait sans doute les mouvements de mon petit corps, le froissement des draps parvenait à ses oreilles. Elle s’impatientait. Et, sans lever la tête, sans ouvrir les yeux, elle tapotait sur mon oreiller et marmonnait un nouvel ordre que je devinais comme une nouvelle invitation à dormir.

Je tournais le dos. A ma mère et à la fenêtre qui vomissait dans la chambre, non seulement toute la lumière et la chaleur de ces après-midis, mais aussi tous les bruits de la rue qui grouillait de vie. Je demeurais donc attentive à tout ce qui pouvait me rattacher à l’état de conscience pour lequel je luttais de toutes mes petites forces. Il y avait le cri des marchands ambulants ; ceux qui avaient quelque chose à vendre _ des pommes de terre, des pastèques ou des kaak, ces petites galettes que ma mère nous interdisait de leur acheter parce qu’on ne pouvait jamais être sûrs s’ils s’étaient lavés les mains avant de nous tendre la nourriture_ et ceux qui réclamaient des choses à acheter. Battaryett[1], hadid atik lal beeh[2]. Dans ces moments où je frôlais la somnolence, c’étaient ces derniers qui me distrayaient le plus. Je me faisais un plaisir à imaginer ce qui, dans notre maison, pouvait être laissé sans remords à ces acheteurs de vieilleries. Le lustre rouillé qui pendait du plafond du couloir menant aux chambres. Le fauteuil à bascule dont le siège troué ne pouvait plus accueillir depuis longtemps mes petites fesses paresseuses. Ces deux tasses de thé orphelines au fond de la grande vitrine. Et bien d’autres objets que je verrais disparaître sans regrets. Je n’avais pas besoin de demander  à ma mère pour savoir qu’elle n’était pas du même avis. Elle tenait à chaque détail de ‘‘son’’ décor.

C’est ainsi qu’elle appelait notre maison. Non qu’elle soit égoïste, au contraire. Elle disait ‘‘ma’’ table et y accueillait volontiers des dizaines d’invités, amis, cousins, voisins pour qui elle préparait volontiers dans ‘‘sa’’ cuisine, ‘‘ses’’ petits-plats dont elle gardait le secret.

Lorsque le marchand-acheteur de vieille ferraille traversait donc la rue, je n’interpellais point ma mère. Je retenais plutôt ma respiration, espérant que mon silence couvrirait la voix de l’homme qui criait à tue-tête sous notre fenêtre. Il ne fallait surtout pas qu’il la tire de son sommeil, encore précaire. Silencieuse, le coin de l’oreiller entre mes dents, je guettais ses mouvements. Je suivais attentivement le bruit de sa respiration, imaginais facilement sa poitrine qui montait à chaque inspiration, ses lèvres qui tremblaient à chaque expiration. Quand tout ce manège prenait un rythme régulier que je connaissais déjà assez bien, je savais qu’elle s’était endormie, plongée dans un sommeil profond. Pourtant, je ne bougeais pas d’un doigt.

J’attendais encore et mon attente n’était jamais longue. C’était comme si cette musique douce savait le moment précis où elle pouvait parvenir au coin de la rue, s’élever dans les airs, jusqu’à notre fenêtre, pénétrer sans crier gare dans la chambre de ma mère qu’elle caressait sans jamais la réveiller. C’est à ce moment que je me levais sur un coude, me retournais pour jeter un regard à cette tendre personne qui me souriait dans son sommeil. Les battements de mon cœur s’accéléraient. Je murmurais une prière, toujours la même : « Pourvu que la voiture ne parte pas, pourvu que la musique ne s’éloigne pas. » Et je répétais cette phrase. En quittant la chambre de ma mère. En grimpant sur la chaise de la cuisine. En saisissant deux pièces de monnaie sur la dernière étagère. Il y en avait toujours là, dans une petite assiette en porcelaine. Ma mère les y déposait à chaque fois qu’elle rentrait du marché. Et elle ne les comptait jamais.

Mon cœur continuait de battre à un rythme fou lorsque j’ouvrais, au ralenti, la porte de la maison que je prenais soin de ne jamais refermer. Pour cela, je calais une paire de chaussures dans l’ouverture. Car si ma mère laissait traîner son argent, il n’en était jamais pareil de ses clés qu’elle gardait précieusement au fond de son armoire.

Parvenue sur le palier, je soupirais de soulagement. Les notes qui me parvenaient gagnaient en volume à mesure que je m’éloignais de la maison et que je m’avançais en direction de la voiture qui s’arrêtait toujours au même endroit. Je marchais vite. Je ne regardais ni à gauche ni à droite. D’ailleurs, j’étais incapable de voir autre chose que ce véhicule à la carrosserie couverte de peinture de toutes les couleurs. A mesure que je m’en approchais, la musique devenait assourdissante et mon cœur sautait de joie dans ma poitrine. J’étais incapable de prononcer un mot. Debout sur la pointe des pieds, je tendais les pièces au vieil homme qui trônait au milieu de cette boîte de musique ambulante. Il les prenait, les approchait de ses yeux, sans doute pour les examiner puis, les glissait dans sa poche. Je suivais ses gestes du regard. Je les connaissais par cœur. Il saisissait, à sa gauche, un cône en biscuit, le plaçait devant sa machine dont je ne connaissais pas le nom. De l’autre main, il baissait une manette et, au même moment, un flot de crème glacée à la vanille coulait, ondulait et se terminait par un sommet pointu qui me faisait penser à une montagne. 

Je saisissais ma précieuse acquisition dont la fragilité me rendait très vigilante. Je ne la quittais pas des yeux en traversant la rue, ni en faisant le chemin inverse en direction du grand lit de ma mère. C’est là que je m’installais doucement. Assise en tailleur, bercée par ses doux ronflements, je léchais le mince filet qui avait coulé durant le trajet sur le cône et sur mes doigts. Ce n’est que lorsque j’étais sûre d’avoir rattrapé toutes ces petites gouttes ayant eu l’idée d’échapper à ma gourmandise, que je m’attaquais à ma montagne sucrée. J’y goûtais les yeux fermés, comme pour graver son goût dans ma mémoire. Et quand mes petites dents s’en prenaient au biscuit croustillant, je tournais le dos afin de commettre, le plus discrètement possible, la dernière étape de mon péché quotidien.

 

Je ne peux jurer de l’effet que fit ma longue tirade à ma fillette de six ans qui, pendue à mes lèvres, attendait une réponse à sa question.

« Qu’est-ce que c’est que ce drôle de camion qui joue de la musique au milieu de la nuit ? » m’avait-elle lancé en apercevant la voiture du glacier qui roulait au ralenti le long de la corniche. Les notes qui parvenaient à nos oreilles avaient couvert le bruit des vagues dans notre dos, les cris des promeneurs autour de nous et, sans aucun doute, ma voix qui contait…

Quand je me tus, ma petite ne bougea pas. La tête levée vers moi, elle me regardait tendrement. Je compris que sa curiosité n’était point satisfaite.

Je la pris par la main et l’entraînai vers la voiture bariolée. Je tendis un billet au vendeur puis, à ma fille, une montagne de glace volée au paysage lointain de mon enfance.

[1] Piles.

[2] Vieilles ferrailles à vendre.


PLUMES DES MONTS D’OR 2015

La gourmandise n’est pas toujours un vilain défaut.

GOURMANDISE. Tel a été le thème de la 3ème édition du concours littéraire Plumes des Monts d’Or. Qu’y a-t-il de plus délicieux qu’un flot de souvenirs concoctés avec patience, portés à ébullition par un esprit en soif d’écriture? L’eau à la bouche, j’ai relevé le défi. Les mots ne se sont pas fait prier et l’encre a tout de suite coulé sur mon papier. Sans honte, j’ai avoué, à ma fille, à ma plume, que j’ai péché.

Péché estival, tel est, en effet, le titre que j’ai choisi de donner à mon récit. Un péché aux couleurs et aux saveurs de l’été. Une expérience que j’ai voulu raconter, comme on transmet une recette traditionnelle ou comme on livre un secret inavoué. Le 12 juin, lors d’une cérémonie qui a réuni des dizaines de gourmands, avides de mots sucrés, salés, épicés; d’images délicieuses; de phrases juteuses les résultats ont été annoncés. Les textes primés ont été lus, joués. Le public s’est régalé….

Palmarès du concours Plumes des Monts d’Or 2015

(par Claude Caillat, commissaire au concours)

La plume d’Or a été attribuée  cette année à Rima Abdel Fattah Moubayed de Tripoli au Liban pour son texte « Péché estival » une évocation toute en douceur d’un souvenir gustatif qu’elle a transmis à sa fille.
Rappelons que Rima Abdel Fattah n’est pas pour nous une inconnue puisqu’elle avait déjà remporté le prix Adultes de l’Etranger l’année dernière pour son texte sur le thème « Un lieu gravé dans ma mémoire » par lequel elle avait touché le jury en nous emmenant visiter la maison de sa grand-mère (un texte de grande qualité littéraire dans lequel transpirait son amour pour cette aïeule).

Cette année, elle a choisi de nous faire partager une émotion remontée de son enfance lorsqu’elle se glissait sans bruit hors du logement où sa mère lui faisait faire la sieste pour s’offrir une petite transgression, poussée par la gourmandise.

Et elle nous a fait le plaisir et l’honneur d’être présente à cette cérémonie.
J’ai eu le plaisir de lui remettre au nom de la société Montblanc le stylo-plume qu’elle nous offre pour ce concours.

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Le premier prix catégorie Adultes de France a été attribué à
Florence Ricard pour son texte « Péché mignon » qui évoque avec humour l’absence du mot chouquette du dictionnaire.
Une lyonnaise. Elle était présente et a accepté volontiers de goûter aux chouquettes achetées tout exprès par nos organisateurs pour le buffet qui a suivi la cérémonie.
Le deuxième prix  catégorie Adultes de France a été attribué à
Jean-Christophe Vertheuil pour son texte « Léonard » qui nous emmène dans un trou de souris avant de nous faire visiter avec humour les cuisines d’un appartement parisien.
Un auteur de Cannes-Mandelieu. Il était présent. A ma question sur sa connaissance du bon vin (dont il gratifie Léonard) il m’a confié qu’il n’en boit jamais!
Le prix Ados de France a été attribué à
Paul Barnéoud pour son texte à la manière de Molière qui rappelle avec drôlerie que la condition des filles à marier du XVIIème siècle était bien peu de choses.
Jeune de Brindas. Il était présent et a eu la surprise de voir son texte joué par les comédiens en costume. Un auteur joué avant d’être publié, ce n’est pas banal!
Le prix catégorie Enfants de France a été attribué à
Vincent Barnéoud pour son texte « une aventure de fourmis » qui évoque les dangers de la gourmandise chez nos voisines à six pattes.
Frère du précédent (je vous assure que l’anonymat des textes a pourtant bien été respecté!). Il était présent.
Le prix catégorie Adultes de l’Etranger a été attribué à
Moniq Akkari de Tahiti pour son texte « Un carat de gourmandise » qui chante avec lyrisme dans un style très oriental le jujubier ou caroubier, un arbre salvateur de son enfance dans le désert tunisien.
Elle était en visio-conférence avec nous depuis Papeete.

Le prix catégorie Jeunes de l’Etranger a été attribué à

Yasmine Badi pour son texte « La seffa de ma grand-mère » dans lequel elle nous dévoile une recette qui se transmet de mère en fille et où elle sait faire passer tout l’amour qu’elle porte à sa grand-mère.
Yasmine nous a fait le plaisir et l’honneur d’être présente à cette cérémonie en compagnie de sa maman et de sa professeure de Français au lycée de Casablanca.
La compagnie ENTRE ACTES, organisatrice du concours a enfin décidé d’attribuer un prix d’encouragement à
Noam Houerbi, jeune tunisien qui a décidé de ne pas concourir avec les jeunes de l’étranger et de se mesurer aux concurrents de langue maternelle française, pour son texte « Tous végétariens » qui nous emporte dans un cauchemar effrayant.
Noam était également présent avec sa maman.
 


Il est parti… Je reviens

Tout le monde est là, la famille au grand complet, toutes générations confondues. Les oncles, les tantes, les frères, les sœurs ; et leurs enfants, et pour certains, les enfants de leurs enfants. Il y a ceux qui ont traversé des milliers de kilomètres et ceux qui sont arrivés à pieds. Tous sont là en étrangers. Etrangers à cette grande maison dont les murs ornés de leurs portraits, visages souriants dans des cadres de bois, n’ont pas renvoyé depuis longtemps l’écho de leurs voix.
Tout le monde est là. Mais le vieil homme, lui, n’est plus.
Le salon, les chambres, les couloirs ont été envahis par des rangées de chaises. Labyrinthe où tout le monde déambule, se croise sans se voir. Personne ne tient en place. Hommes, femmes et enfants se déplacent entre les différentes pièces de la maison. On chuchote, on toussote, on sanglote puis, on se tait. Et ça reprend. Les regards se croisent, par moments, puis s’évitent.
La chaleur est étouffante. Les vêtements collent à la peau. On transpire, on s’essuie le front. Des ventilateurs ont été installés dans chaque coin, ou presque. Tourbillons où se mêlent les odeurs des uns et des autres, et leurs idées noires qui viennent s’y confondre avant de se disperser à nouveau. On a du mal à respirer. Les cœurs s’affolent, les têtes tournent.

♦♦♦♦

« Ton père…
─ Qu’est-ce qu’il a ?
─ Il a encore eu un malaise.
─ Que disent les médecins ?
─ Ils n’ont plus rien à dire. Il est…
─ Mort ?
─ Oui.
(Silence)
Je prendrai l’avion ce soir. (A nouveau, silence) Tes sœurs sont au courant ?
─ Non. Je compte sur toi. Je m’occupe des formalités sur place. »

Tels furent, mot pour mot, les paroles que Toufic avait échangées, la veille, au matin, avec son frère cadet. Ce dernier avait vidé, d’un trait, tout ce qu’il avait à dire. En vingt-quatre heures, Toufic s’était répété ces paroles plus d’une dizaine de fois. Et à chaque fois, il forçait sa mémoire à ressortir les moindres détails. La voix de Younis tremblait-elle ? Avait-il pleuré ? Etait-il seul ? Le corps de son père était-il à côté de lui, témoin de cette conversation ?
« Encore une fois », avait-il annoncé. Depuis quelques mois, en effet, les malaises avaient été d’une fréquence alarmante. Toufic avait été averti à chaque fois et à chaque fois avait fait les virements nécessaires. Il avait donné des consignes claires, insisté pour que son père reçoive tous les soins, les meilleurs. Il avait eu le vieil homme au téléphone, tous les jours qu’avaient duré ses hospitalisations successives.
« Je compte sur toi ». Ça lui avait toujours fait plaisir qu’on compte sur lui. Sentir qu’il pouvait se rendre utile, même à distance faisait son bonheur. Mais là, la tâche était différente. Déjà, il lui fallait, à lui, admettre ce qui s’était passé, avant de pouvoir l’annoncer. Certes, il aurait été plus facile de se bercer de fausses illusions. Agir comme si Younis avait, comme d’habitude, listé des examens, des radios, des soins, puis cité une somme… Ou mieux, faire semblant que son frère n’avait pas appelé ce matin-là, à dix heures cinq. Et la terre aurait continué de tourner, et les minutes de s’écouler comme si le cœur du vieux Chafic continuait de battre, comme si son sang coulait encore dans ses veines. Mais non. Rien de cela n’était possible.
Il n’avait pas réfléchi en répondant qu’il allait prendre l’avion le lendemain. C’était ce qu’il fallait faire. Et dire qu’il avait été capable de prendre, en quelques secondes, une décision qui ne finissait pas de mûrir dans sa tête depuis des années. Se souvenait-il d’une conversation avec son père, aussi brève soit-elle, qui ne se soit pas terminée invariablement par un : « Quand te reverrai-je mon fils ? » « Inchalla ya bayyi… Inchalla », répondait-il à chaque fois, contournant la question. Ce matin-là, la réponse était arrivée toute seule. Elle s’était imposée. Il devait faire sa valise et rentrer.


« On ne voit bien qu’avec le coeur »

Il avait à peine huit ans. Il était assis sur la dernière marche d’un perron, la tête basse, le visage entre les mains. Il avait ôté ses grosses lunettes à monture noire et les avait laissées tomber à ses pieds. De ce fait, les objets qui l’entouraient avaient perdu leur contour. Les maisons voisines qu’il caressait du regard n’étaient plus que des masses sombres lointaines. Il ne fit même pas l’effort d’identifier les silhouettes vagues qui allaient et venaient dans la rue. Il le savait bien. Sans ses lunettes, il était incapable de distinguer son propre reflet dans un miroir.

« Myope comme une taupe », avaient lancé ses copains en le montrant du doigt, devant la porte de l’école. Il essuya du revers de sa main les larmes de rage qui coulaient depuis un moment sur ses joues, et qui rendaient sa vision encore plus trouble. Il fixa le bout de ses chaussures dont les lacets étaient défaits. Puis il poussa, du pied gauche, les lunettes qui glissèrent vers le bord de la marche puis dégringolèrent jusqu’au bas du petit escalier de pierres grises. Des bruits de pas le firent sursauter. Il se leva d’un bond et tourna le dos à la silhouette de son père qui montait les marches sans se hâter. Quand il fut arrivé à sa hauteur, ce dernier posa une main sur son épaule, lui signifiant qu’il n’était pas aveugle à son chagrin. Comme d’habitude, il ne lui demanda rien. Il l’entraîna en le poussant légèrement devant lui. Il sortit sa clé qu’il gardait toujours au bout d’une chaîne attachée à la ceinture de son pantalon. Le jeune garçon, lui jeta un coup d’œil rapide en coin. Il remarqua que son père avait ramassé les lunettes qui étaient en piètre état. Il serra les poings et baissa la tête.
Ils franchirent ensemble la porte d’entrée. Le père accrocha son chapeau et sa cane puis entra dans son bureau. Le fils lui enjoignit le pas. Dès qu’il pénétra dans la grande pièce, il se sentit en terrain sûr. Tout à coup, il n’avait plus envie de pleurer. Cet endroit était magique. Deux murs perpendiculaires étaient tapissés de livres du sol jusqu’au plafond. Des encyclopédies, des romans, des essais… écrits dans plusieurs langues, rangés par thème. Son père pouvait parler, pendant des heures, de ces livres comme s’il parlait de ses propres enfants. Il connaissait de mémoire la date à laquelle il avait acquis chacun et accompagnait souvent chaque date d’une anecdote ou du récit d’un événement majeur. Il avait glissé à l’intérieur de chacun une coupure de journal ou un simple mouchoir en papier pour marquer une page qui lui plaisait particulièrement. Il pouvait se lever au milieu d’une discussion, laisser ses interlocuteurs dans le salon et venir prendre dans sa bibliothèque un livre dont il insistait à lire un passage, à voix haute, pour appuyer ou justifier ses propos. Toufik, lui, n’avait jamais été un grand lecteur. « Je ne serai jamais capable de lire tout ça et puis, papa, vous me racontez si bien ce qu’il y a dedans que je n’en sens pas le besoin ». En l’écoutant répéter ces paroles, son père fronçait légèrement les sourcils, sans plus. Il ne l’avait jamais forcé à faire quoi que ce soit.
Le père de Toufik était aussi un grand collectionneur. Il possédait une large collection de monnaies rares. Il avait orné un mur de son bureau d’une série de vieilles armes : sabres, poignards, pistolets… Mais, ce dont il était le plus fier, c’était sa collection de pièces pour les jeux d’échecs. Devant la grande fenêtre qui occupait le quatrième mur de son bureau, il avait fait installer une table ronde sur laquelle il avait posé un plateau de jeu. Il changeait les pions au gré de son humeur, ou selon le caractère de son compagnon de jeu. Il les essuyait lui-même, avec le plus grand soin, les enveloppait dans des housses de velours écarlate, puis les rangeait dans un coffre-fort. Cet endroit exerçait sur Toufik un charme incomparable qui, il en était sûr après toutes ces années, était dû à la seule présence de son père. Ce dernier possédait cet art d’y introduire les gens et de les entraîner dans un autre monde grâce aux objets qui avaient chacun son histoire, son passé. Ce jour-là, Toufik n’avait pas eu besoin de raconter ce qu’il avait sur le cœur. Son père, comme d’habitude, avait tout compris. L’enfant se laissa tomber dans un grand fauteuil, devant la « table aux échecs ». Ses pieds, qui ne touchaient pas le sol, se balançaient dans le vide. Son regard suivait les gestes de son père. Ce dernier ouvrit un tiroir, y rangea les lunettes, ou ce qui en restait, et y prit un grand livre que Toufik identifia, dès qu’il fut posé sur ses genoux, comme étant un vieil album de photos en cuir noir avec des dorures à chaque coin. Il n’y toucha pas et attendit que son père prenne la parole

C’était la première fois qu’il lui parlait de sa mère

« Regarde. Regarde bien cette femme dans les photos, c’est ta mère. Le jour où je l’ai rencontrée, au cours d’une fête organisée par des étudiants de l’université que nous fréquentions tous les deux, elle était assise à l’écart, un verre à la main, le regard perdu dans le vide. »
Toufik se souvenait de chacun des mots que son père lui avait murmurés ce jour-là. C’était la première fois qu’il lui parlait de sa mère. On avait accroché une photo d’elle dans sa chambre d’enfant. Mais, sur les pages qu’il avait sous les yeux, elle était beaucoup plus jeune. Les cheveux blonds, longs, bouclés. Le sourire éclatant. Sur le mur, en face de son lit, elle était plutôt sérieuse, on dirait même triste. Un autre détail attira son attention. Sur toutes les photos, sa mère portait de grandes lunettes. Inutile de fouiller dans sa mémoire, il ne gardait d’elle aucun souvenir, rien que cette image qui ornait le mur de sa chambre et sur laquelle aucun verre ne cachait ses yeux.
« Je ne suis plus capable de dire ce qui m’a attiré vers elle. Je l’ai invitée à danser. Elle a baissé les yeux et m’a avoué qu’elle craignait de me marcher sur les pieds, car elle avait laissé chez elle ses lunettes qui, selon elle, la rendait trop moche. Sa franchise m’a touché. Sans réfléchir, je l’ai prise par la main et je lui ai demandé de me montrer où elle habitait. Elle m’a regardé, l’air surpris, mais elle a obéi sans discuter. Décidément, elle s’ennuyait trop dans cet endroit obscur où elle ne voyait pas grand-chose en dehors du verre qu’elle serrait entre ses mains. »
Il avait été sa planche de salut. Elle s’était accrochée à son bras. Ils avaient marché pendant deux longues heures dans les quartiers de la ville. Les veilleurs attablés sur les trottoirs des cafés les avaient pris pour des amoureux qui se baladaient à la lumière des réverbères. Un couple avait même bu à leur santé !
« Quand elle s’est arrêtée devant un immeuble de trois étages à la façade peinte d’un jaune très clair, j’ai compris que nous étions arrivés à destination. Je ne lui ai pas donné le temps d’ouvrir la bouche. Je lui ai demandé, ordonné presque, de monter chercher ses lunettes. Elle a hésité mais elle a dû comprendre que j’étais quelqu’un de très têtu. Elle a disparu. A peine cinq minutes. Puis, elle est redescendue. J’ai pris l’objet qu’elle cachait dans son dos, je le lui ai posé sur le nez. J’en ai ajusté la monture derrière ses petites oreilles et je l’ai embrassée, au beau milieu de la rue. »
A huit ans, Toufik avait enregistré les paroles de son père sans chercher à trop les comprendre. Il était ravi qu’on lui parlât de la personne qui l’avait mis au monde. En grandissant, il s’était répété des dizaines, voire des centaines de fois, cette scène unique et y avait greffé, à chaque fois, des sens et des interprétations qui s’enrichissaient grâce à cette compréhension du monde qui s’acquiert avec l’âge. De cette scène, il lui restait, telle une épave flottant à la surface, l’image d’un amour de jeunesse, un amour fou qui ne se souciait point des apparences.


J’ai 36 ans, la guerre en a 40

La guerre civile au Liban a bientôt quarante ans. Elle est de  quatre ans mon aînée et elle a duré assez longtemps pour que j’en garde des souvenirs. Des souvenirs qui me reviennent par bribes, sans suite logique ni chronologique.

Je n’étais qu’une enfant qui ne comprenait pas trop ce qui se passait. Je me souviens d’avoir vu mes parents arriver en pleine journée à l’école. C’était la récré. D’autres parents arrivaient aussi. Il y avait de l’agitation dans les couloirs. Ce n’est qu’une fois arrivée dans la voiture que je me suis rendu compte que je ne suis pas remontée en classe pour reprendre mon cartable. Papa n’a rien dit. Maman s’est tournée vers moi et elle m’a promis que je pouvais le récupérer le lendemain. Ce n’était pas vrai, car je ne suis pas revenue le lendemain, ni les jours qui ont suivi. Cela m’a-t-il fait de la peine? Je n’en sais rien.

Je ne suis pas revenue chez moi non plus, pas avant un long moment que je ne saurais mesurer ni en jours, ni en semaines, ni en mois… Mais je me souviens du retour. Le souvenir de cette scène est presqu’intact. Ma mère qui s’habillait nerveusement dans la maison de ma grand-mère. Moi qui pleurais pour qu’on m’emmène. Ma mère qui refusait. Mon père qui disait que je pouvais venir… Puis, la montée des escaliers vers le septième étage. Mon père me tenait par la main. A plusieurs reprises, il m’a portée pour me faire survoler quelques marches. Ma mère est restée silencieuse. Son silence n’était d’ailleurs brisé que par les débris de verre qu’écrasaient nos souliers. Arrivée au seuil de notre appartement, ma mère a étouffé un cri, en posant sa main sur ses lèvres tremblantes. J’ai eu peur. J’ai lâché la main de mon père pour aller prendre la sienne qui m’a serrée tellement fort, trop fort même; mais je ne l’ai pas lâchée. Elle est restée plantée là pendant de longues minutes, puis elle a fait quelques pas et en même temps qu’elle s’avançait, les larmes arrivaient. De grosses larmes qui coulaient en silence sur son visage que je ne reconnaissais plus. Ma peur augmentait en même temps que sa peine… Nous avons tourné à droite. Le même concert de verre brisé a ponctué notre marche.  Puis, nous avons aperçu le grand trou qui défigurait le mur de notre salle à manger, gueule géante qui avait avalé la vitrine et la moitié des chaises et qui menaçait de nous engloutir. Ma mère ne s’est plus retenue. Ses sanglots sont devenus plus bruyants et ils ont fait venir les miens. Ma mère pleurait son foyer, moi je pleurais la petite assiette en porcelaine blanche sur laquelle j’avais peint deux fleurs, deux petites violettes, pour la fête des Mères…

Je me souviens de courses effrénées

Du reste, je ne garde que des images vagues, toutes sombres. Je me souviens de courses effrénées, en pleine journée ou tard dans la nuit vers les abris. C’étaient des sous-sols plongés dans l’obscurité. Nous avons passé quelques heures dans celui qui se trouvait en bas de l’immeuble où habitait ma grand-mère. Il y avait aussi plein de voitures. Puis nous sommes allés dans celui de l’immeuble d’en face. Là, par contre, il y avait plein d’autres familles, des adultes, des enfants… Des bruits de tirs, d’explosions secouaient les murs de notre refuge. Le verre d’une lucarne s’est brisé et il a blessé à la tête un homme que je ne connaissais pas. La vue du sang m’a fait peur. Ma mère a détourné mon visage qu’elle a enfoui dans son cou. Le blessé est sorti avec d’autres hommes. Des femmes ont pleuré. Puis le calme est revenu.

Il y en a eu pas mal, de moments calmes. Les images qui m’en restent sont celles de bricolages fabriqués avec les boîtes, rondes, rouges du fromage dont on se gavait matin, midi et soir. Nous avons eu souvent faim, dans ces abris.

Un matin, les hommes ont annoncé que la journée s’annonçait plutôt paisible. Nous avons traversé la rue afin de gagner l’appartement de ma grand-mère. Ma mère m’a débarbouillé le visage, les mains et les pieds. Elle a changé mes vêtements. Ma tante chantonnait en faisant bouillir de l’eau. Tout le monde attendait impatiemment le bon thé chaud auquel on n’avait pas goûté depuis des semaines. Le thé a été servi dans de petits gobelets transparents. Le sucre a fondu dans le liquide fumant. Puis il y a eu un bruit affreux, une explosion très proche. Notre course a repris et le thé a refroidi…

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