Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED

Message d’amour (2)

Lire   le début

Samira la tira par le bas de sa robe, une fois, deux fois. Puis, elle alla vers sa mère et répéta le même geste. Le manège de sa sœur la fit sourire et elle ne fit plus durer son attente. Elle lâcha la courgette qui se balançait dans sa paume et qu’elle évidait habilement. Elle avait appris trop tôt à faire la cuisine et elle y prenait un grand plaisir qu’elle sacrifia volontiers pour les beaux yeux de la belle Samira.

Un sourire radieux éclaira le visage de la petite fille lorsque sa complice se leva, se lava hâtivement les mains et vint la rejoindre. L’enfant sautillait en traversant la porte de la cuisine. Pas celle qui menait vers le reste des pièces de la maison. L’autre, en fer, qui grinçait quand on la poussait et dévoilait un petit carré de vieilles dalles bordé de toutes parts de hauts murs sales et qui avait pour plafond un ciel lourd de nuages gris.
Elle saisit un balai et le passa autour d’elle, sous le regard enjoué de sa sœur. Elle ramena dans un coin tout ce qu’un reste de vieilles franges réussit à charrier sur cette surface rugueuse. Le tri se fit en quelques secondes : les mégots furent écartés, avec la poussière ; les cailloux attendirent qu’on décide de leur sort… Le jour où les trésors se faisaient rares, ils s’associaient, eux aussi, aux petits jeux de Samira. La tête d’une poupée, quelques perles, un mouchoir bariolé, des pages arrachées à un livre ou à un journal… tout était bon pour occuper l’enfant qui guettait chaque jour ces cadeaux du ciel. 

La jeune fille leva la tête et tenta de deviner, un sourire amusé aux lèvres, de quelle fenêtre provenaient ses trouvailles, quelle main maladroite les avait laissé échapper … Bien souvent, une tête se penchait vers elle et revendiquait, à force de cris ou de larmes, un objet qui faisait pourtant briller d’envie les yeux de la petite. Cependant, l’objet en question était toujours restitué. Il n’était pas permis de s’approprier ce qui appartenait aux autres…
Elle ramassa les saletés, rangea le balai et laissa Samira découvrir le butin de cette matinée. Les cris joyeux de la petite fille, ses gloussements remplissaient l’air et parvenaient jusqu’à sa mère qui passait une bonne partie de la journée dans la cuisine, derrière ses fourneaux.
Les bonnes odeurs qui annonçaient que le repas était prêt rappelèrent à l’enfant qu’elle avait faim et la ramenèrent à l’intérieur. La grande sœur ne se fit pas prier ; elle remplit vite une grande assiette. Les courgettes flottaient dans un océan de yaourt dont la surface était recouverte d’une nappe de menthe sèche.
Deux chaises trouvèrent place sur le terrain de jeu de la petite Samira. Cette pause repas coïncidait, tous les jours ou presque, avec le rituel le plus sacré du voisinage. La sobhyé si chère aux femmes au foyer. Ce moment avait lieu soit, tôt le matin avant qu’elles ne vaquent à leurs occupations ménagères, soit, juste avant l’arrivée des hommes pour le repas de midi.
L’enfant affamée engloutissait avec appétit le contenu de la cuillère que lui tendait sa sœur aînée. Au-dessus d’elles, des têtes sortaient l’une après l’autre des fenêtres. Tantôt on se penchait tantôt on se tournait, le dos contre le bord de la fenêtre, la tête renversée en arrière, selon qu’on s’adressait à la voisine d’en bas ou celle d’en haut. Tout était permis : chuchoter, crier, rire aux éclats… On pouvait tout exprimer : sa fureur, sa joie ou ses malheurs. Tous les sujets étaient les bienvenus : la cuisine, les hommes… Les commérages, surtout, allaient bon train.
La jeune fille les écoutait avec amusement. Sa mère ne prenait jamais part à ces conversations. De temps à autre, elle écarquillait les yeux, soupirait ou souriait discrètement. Sans cela, on aurait cru qu’elle ne les écoutait même pas.
Au moment où la petite Samira s’approchait de l’assiette, la saisissant de ses deux mains et l’approchant de ses lèvres afin d’avaler une dernière gorgée de sauce, une rafale de tirs couvrit les voix des commères et les fit taire. Pas pour longtemps. Les têtes disparurent pendant quelques instants, le temps d’une deuxième rafale, puis d’une troisième. Puis, elles reparurent et les commentaires fusèrent : naissance, mariage, mise en liberté d’un détenu… Les avis divergeaient mais ils avaient en commun l’assurance qu’ «il ne fallait pas s’inquiéter », que c’étaient des « tirs de joie ».

Comment pouvait-on associer ces deux mots ? Comment ne pas s’inquiéter ? Comment rester insensible, impassible ?

A chaque fois que ces vilains tirs traversaient le ciel de la région, elle était en proie à une angoisse qu’elle ne réussissait pas à maîtriser.
L’assiette qui se fracassa à ses pieds la fit sursauter. Sa mère la tira à l’intérieur en maugréant, maudissant les mains qui étaient capables de tels actes. Elle n’oserait jamais prononcer de telles paroles en présence de son mari. Kaëd mehwar. Elle était la femme d’un chef, un vrai leader. Mais, elle n’en tirait aucune fierté.

La jeune fille ne l’entendait pas. Elle était sourde aussi aux sanglots de sa petite sœur. Sa tête était ailleurs. Elle ne pouvait qu’attendre. Il ne manquerait pas de se montrer ce soir. Il l’imaginerait bien rongée d’inquiétude, à le savoir dehors alors que la mort rôdait.

Les voisines pouvaient répéter ce qu’elles voulaient. Elles pouvaient se vanter de comprendre le message transporté par chaque balle. Il n’existait au monde qu’un seul message dont elle voudrait croire le contenu. Elle l’attendit. L’attente lui sembla durer une éternité.

♦♦♦♦

Des larmes chaudes coulaient sur ses joues et s’arrêtaient sur les coins de sa bouche. Leur goût salé ne l’écœurait pas. Au contraire, elle leur trouvait un goût délicieux. Ces larmes silencieuses qui lavaient les chagrins lui étaient plus chères que mille cris de joie qu’elle ne pouvait pas se permettre de lancer.
Elle s’essuya les yeux et le bout de papier qu’elle tenait entre ses doigts s’en trouva mouillé. Elle le déplia, le sécha en le frottant contre sa poitrine et y jeta encore un regard. Les lettres tremblaient ou était-ce sa main qui ne pouvait maîtriser son émotion.
Trois mots, rien que trois mots tracés maladroitement mais qui, pour elle, étaient plus éloquents que tous les discours du monde : « Ana mnih… bhebbek ». Que pouvait-elle souhaiter de plus ? Elle avait, sous les yeux, la preuve que Farid était en vie et qu’il l’aimait.

De ces preuves, elle possédait des dizaines qu’elle dissimulait astucieusement ici et là. Les dernières étaient toujours précieusement gardées à portée de main. Ces petits messages d’amour étaient lus et relus, consultés régulièrement à longueur de journée.
Ce n’était pas un simple courrier que le jeune homme lui glissait par la lucarne du grenier en lui frôlant les doigts ou qu’il laissait là, calé entre deux cailloux. C’était une partie de lui-même qu’il lui confiait.
Le message reçu était serré, caressé. Elle souriait au bout de papier et l’examinait longuement avant d’en déchiffrer le contenu. Certains détails en disaient long sur la journée de son bien-aimé. Elle savait qu’il venait de vider son paquet de cigarettes quand c’était dessus qu’il griffonnait ses mots tendres. Les je t’aime, tu me manques lui parvenaient aussi certaines fois noyés dans une poignée de jasmin aux pétales pétris qu’il avait dû cueillir tout en haut de l’escalier, en guettant le moment précis où il pouvait s’approcher de sa cachette. Elle pouvait aussi recevoir une figue ou une petite grappe de raisin à la nouvelle saison. Elle ne pensait même pas à les laver. Elle les glissait dans sa bouche, les faisait fondre sur sa langue et faisait durer aussi longtemps que possible ce plaisir indescriptible.

♦♦♦♦

Il n’était pas question de mettre le nez dehors ce matin. Depuis la nuit dernière, les tirs se faisaient plus fréquents. Et ce n’étaient pas des manifestations de joie. On entendait régulièrement des bruits d’explosions qui faisaient trembler les murs de la maison.
Le père et le frère étaient sortis en trombe, vers minuit, dès les premières rafales. On pouvait s’attendre à ne plus les revoir passer la porte avant quelques jours. Ce n’était pas la première fois qu’ils accouraient, armés, les traits dissimulés dans une cagoule, vers une destination inconnue. Ils ne pouvaient pas être loin. Ils se terraient sans doute dans le voisinage, sur un toit ou derrière un amas de sacs de sable. Ce blindage improvisé était censé les protéger des tirs des Kannass, l’autre camp ayant l’avantage d’habiter plus en hauteur.

Malgré ses six ans, Samira pressentait le danger. Mais, elle ne comprenait rien à ce sale jeu sans règles, que quiconque pouvait lancer et auquel tout le monde avait le droit de participer. Enfants et adultes pouvaient s’y mêler. Aucune compétence particulière n’était requise. Dans une partie du monde où chacun faisait ses propres lois, porter les armes était de mise.
La veille encore, le grand souk et ses alentours grouillaient de vie et de mille bruits. Un dédale dans lequel seul pouvait se repérer un habitant ou un habitué de la région. Ce jour-là, le spectacle était tout autre. Quelques chats osaient s’aventurer sous les tables en vieux bois solide qui recevaient quotidiennement fruits et légumes frais… Et les abadays musclés, une bande noire autour du front, une arme sur l’épaule… Et quelques enfants, mâles fils de mâles téméraires, habitués au sifflement des balles, à l’odeur du sang… Et… de loin, très loin, des soldats en uniforme, qui étaient là… pour la forme.

Peu à peu, la région fut plongée dans un silence de mort brisé de temps à un autre par les tirs des kannass. Les armes lourdes attendirent la tombée de la nuit pour commencer à cracher terreur et destruction sur ce coin de la grande ville…

La jeune fille ne bougea pas, assise à même le sol, adossée à un vieux fauteuil boiteux à cause d’un pied cassé que personne n’avait songé à recoller. Elle aimait le contact du tissu à fleurs, certes défraîchi, mais dont le motif lui communiquait, selon les occasions, un brin de joie ou une lueur d’espoir. Elle avait appris à apprivoiser son entourage. Elle avait réussi à se trouver, dans chaque coin, de quoi supporter la monotonie de sa vie. Et ce fauteuil dont sa mère avait hâte de se débarrasser faisait partie de ses alliés. Après chaque explosion, elle sursautait. Le vieux meuble l’accompagnait dans son geste, se posait à peine quelques secondes sur un pied devenu inutile depuis longtemps, puis revenait se poser sur son dos courbé, comme pour la protéger.
Elle n’eut pas faim de toute la journée et, la nuit, elle ne ferma pas les yeux. Samira, épuisée, avait fini par s’endormir sur ses genoux, bercée par les frissons qui secouaient tout son corps.

Le lever du jour s’accompagna d’un decrescendo des combats. Vampires, suceurs de sang, craignaient-ils de se brûler aux rayons du soleil ? Ou préféraient-ils garder dans le noir les preuves de leur inhumanité ?

Après l’appel à la prière lancé par les minarets des mosquées voisines, on n’entendit plus que quelques rafales. Les plus lointaines venaient d’ « en haut ». Celles, plus proches, dont la détonation vous déchire le cœur en même temps que les tympans, venaient « de chez nous », songea la jeune fille qui, ayant épuisé toutes ses larmes, fixait un point invisible sur le grand mur dont les fissures s’élargissaient un peu plus suite à chacun de « leurs » combats. Elle resta attentive à ces messages morbides qu’ils se renvoyaient comme une balle mais elle ne réussit pas à deviner qui avait eu le dernier mot…

Le passage assourdissant des chars de l’armée qui, finalement, s’était décidée à intervenir, s’accompagna du bruit de la porte d’entrée. Les deux abbadays de la maison firent une entrée pas plus victorieuse que les combats stériles qu’ils s’acharnaient à mener. Le père, blessé à l’épaule, les traits défigurés par la douleur et le manque de sommeil, avançait en traînant les pieds, soutenu par son fils qui n’avait pas meilleure mine.

Sans quitter son coin, la jeune fille déplaça son regard en direction de sa mère qui étouffa un cri d’effroi et faillit s’évanouir. Elle se précipita pour la soutenir et céda le passage aux deux combattants qui se jetèrent à même le sol dans le couloir qui menait aux chambres. Les sirènes des ambulances venues recueillir morts et blessés, comme on ramasse bouteilles et gobelets à la fin d’un match de foot, couvrirent le son de leurs voix.
Samira pleurait… Le père refusait d’aller se faire soigner. Ce n’était rien, juste une petite égratignure. Le frère maudissait les adversaires, l’Etat et… en secret, son père. Il ne comprenait pas ce cessez-le-feu trop précoce à son goût. Les snipers ne se plieraient sûrement pas aux ordres. Ils avaient doté leurs armes de silencieux. Ils allaient continuer à tirer en leur direction et le sang recommencerait à couler… Et Samira sanglotait de plus en plus fort… Le père ne se faisait aucun souci. Son camp était bien avance sur ce terrain-là. « Nos tirs ne les ratent presque jamais. Nous les atteignons jusque dans leur maison… » La jeune fille réprima un haut-le-cœur. Les propos du père la dégoûtaient. Et Samira hurlait…Sa mère l’entraîna dans la cuisine et enjoignit à sa fille aînée de la rejoindre.

La jeune fille la prit dans ses bras et couvrit son front de baisers. Son esprit bouillonnait. Elle voulait à tout prix jeter un coup d’œil vers l’extérieur, vérifier si une nouvelle lettre l’attendait. Quelques mots d’amour qui lui feraient oublier cette rude nuit… Elle parla à l’enfant d’un ton complice et lui proposa de l’accompagner dans un endroit « secret ». Samira se tut soudain. Elle crut à un jeu et son visage s’éclaira. Elle la suivit sans peine vers le grenier et, ainsi que sa sœur le lui avait expliqué, elle resta à l’entrée afin de guetter l’arrivée de quiconque viendrait les surprendre.

La jeune fille se précipita vers la lucarne, retira le morceau de tissu et aussitôt, un sifflement la fit sursauter. Elle s’éloigna de l’ouverture et se retourna… Les yeux écarquillés, la bouche béante, elle tomba sur ses genoux. Comment lire le message écrit à l’encre de la mort sur la poitrine ensanglantée de l’innocente Samira ?


Message d’amour (1)

─ Samira… Ya Samira…
​La jeune fille sursauta et lâcha la pince à linge qui tomba à ses pieds. Elle la fixa du regard : le bout cassé, le fil de fer rouillé… Se concentrer sur les détails l’aidait à retenir sa respiration. Elle se figea et ne se baissa pour la ramasser que lorsqu’elle fut sûre que sa petite sœur avait rejoint sa mère qui s’impatientait.
​D’une main habituée, elle retira une à une les autres pinces qui retenaient la vieille nappe fixée en guise de rideau à la lucarne du grenier. Un faible rayon du soleil de cette fin d’après-midi était au rendez-vous. Il pénétra dans la pièce, caressa son visage pâle puis se promena longuement d’un bout à l’autre de la minuscule pièce au plafond bas. Certains jours, il ramenait une bouffée d’air frais, chargée des parfums de la rue, qu’elle happait à pleines narines. Le luxe.
​Elle colla son corps frêle au mur et posa ses deux mains sur les barreaux. Elle ferma les yeux et pria que l’attente ne fût pas longue.

​La porte d’entrée claqua. Même plongée dans sa rêverie, elle ne pouvait manquer ce bruit, cette sonnerie d’alarme qui annonçait soit le départ matinal du père et du frère, soit leur retour en fin de journée. Cette porte s’ouvrait et se fermait rarement pour d’autres raisons.
En quelques secondes, l’ouverture fut rebouchée et les pinces retrouvèrent leur place. La jeune fille descendit quatre marches et se retrouva à la porte de la cuisine. Elle s’y engouffra et se trouva vite une occupation.
Elle entendit les deux voix masculines arriver derrière elle, poursuivre leur discours et s’éloigner de nouveau, ignorant sa présence. Ce qui l’arrangeait bien. On n’avait pas remarqué le tremblement de ses mains ni le rythme fou de sa respiration.
─ Nous recevrons bientôt les directives. Avise-toi de rester discret. Ne prends aucune initiative.
─ Dammi am yighli ! Mon père, ils nous provoquent sans arrêt et …
​Le père l’interrompit d’un geste et renversa d’un coup de pied la table basse, signifiant par là que le sujet était clos.
​Elle ne quitta pas son poste devant l’évier en vieux marbre blanc mais elle imagina sans peine le frère, serrant les poings et les dents, ravalant sa colère. La porte d’entrée qui claqua lui confirma ce qu’elle avait bien deviné : le jeune adolescent furieux était parti exprimer ailleurs son mécontentement.
​La scène était familière. Sans s’être jamais concertés, les autres habitants de la maison savaient qu’ils devaient se montrer discrets pour le reste de la soirée. Sa mère n’apparut point. La jeune fille et sa petite sœur, l’innocente Samira aux longs cheveux tressés, s’affairèrent pendant quelque temps dans la cuisine. Le repas servi sur un plateau dont on ne devinait plus la couleur fut posé sur la table basse, devant le « dieu de la maison ». L’éternel meuble avait été remis sur ses pieds, solide, têtu.
​Bientôt, des voix sourdes et une musique confuse jaillirent du petit poste de télévision. Lorsque le ronflement du père se joignit au concert, elle envoya Samira ramener le plateau et ordonna à l’enfant d’aller dormir. Elle lava la vaisselle, rangea la cuisine et respira à fond avant de remonter au grenier.

D’un geste machinal, elle écarta le linge qui la séparait du monde extérieur. Là, il faisait déjà nuit. De la rue mal éclairée, lui parvenaient des bruits de pas, des chuchotements. Elle n’avait pas besoin d’un grand éclairage pour distinguer les pieds des passants gravissant le grand escalier qui jouxtait son observatoire. Les souliers usés, poussiéreux de ceux qui montaient du souk en disaient long sur leur longue journée de travail. Elle y distinguait, collés à la semelle, des restes de légumes et de fruits pourris. Elle y lisait le même labeur, la même endurance. Mais elle ne devinait point s’ils étaient d’ici ou de l’autre région. « Les premiers sont les nôtres », songea-t-elle. Pour quelle raison, les derniers étaient voués à rester les autres, elle n’en savait rien.

♦♦♦♦

« Sandwich battata à votre goût, maallem Hamid ! lança-t-il d’un trait.
Puis il ajouta :
─ Soyez généreux en ketchup.

Maallem Hamid ne répondit point. Il se contenta de hocher la tête. Son sourire se noya sous sa grosse moustache blanchie par le temps. Il était sûr de satisfaire tout le monde.
Depuis déjà vingt, voire trente ans, il répétait inlassablement les mêmes gestes. Il régnait à lui seul sur son kiosque encastré dans la muraille qui touchait au grand escalier. Il avait toujours été là. Il faisait partie du décor. On le saluait d’un geste ou on s’arrêtait pour bavarder un peu avec lui le matin. A ce moment, on ne risquait pas de le déranger.
Il commençait sa journée en douceur, épluchait une dizaine de kilos de pommes de terre, les lavait, prenait même le temps de les égoutter avant de les découper en fines lamelles d’une épaisseur étrangement identique. Vers midi, il était moins disponible pour écouter les rumeurs ou pour commenter les dernières nouvelles du pays. A ceux qui gravissaient les marches de l’escalier, dans les deux sens, il adressait quelques mots, souvent incompréhensibles mais toujours sincères ou un geste de la main. Il répondait invariablement à tout le monde. Il les connaissait tous : ceux d’en bas et ceux d’en haut, comme il détestait les appeler. Sa clientèle « cosmopolite » faisait sa fierté.

Le vieil homme ne se lassait pas de lancer ses frites dans l’huile bouillante. Il les regardait d’un œil expert, savait bien le moment précis où il fallait les retirer, dorées croustillantes. Il les déposait dans un large plat en métal puis les soulevait de ses doigts tremblants sans se soucier de se brûler à l’huile encore trop chaude et les alignait avec dextérité sur un morceau de pain arabe. D’un geste machinal, devenu presque un tic, il s’essuyait la main sur le bas de son tablier, aussi vieux que lui. Il saisissait une bouteille en plastique déformée par l’étreinte de ses doigts. En un clin d’œil, il la renversait, la serrait à l’intérieur de sa paume et la balançait au-dessus de son chef-d’œuvre qu’il noyait de sauce rouge sang. En un tour de main, il enroulait le tout dans un papier brun et le tendait au client qui le dévorait déjà du regard.

─ Tfadal… tfadal…
Sa voix parvint au jeune homme comme venant d’un autre monde.
─ Qu’est-ce qui t’arrive, Bilal ? Sahten ya ebn l ghali.
Le fait qu’on lui rappelle sa généalogie tira au jeune homme une grimace. Fallait-il qu’on lui parle de son père juste au moment où il allait entamer son déjeuner-dîner. Il en eut l’appétit coupé. Il tourna le dos au vieil homme sans le remercier, fit quelques pas et s’arrêta pour manger, debout, adossé au mur de pierre. Manger pour remplir son estomac vide qui criait famine il y a quelques instants. Manger pour s’occuper, pour oublier sa fureur, pour ne plus penser. « Remplir le ventre et vider la tête », songea-t-il.
Un bruit de pas le fit retourner. Il reconnut sans peine la silhouette qui arrivait à sa hauteur. Hoda, la belle Hoda. Sirène dans sa longue jupe bleue. La tête basse, les yeux rivés vers la terre comme le voulaient les bonnes mœurs, elle montait discrètement les marches à côté de sa mère. Sa vue lui faisait toujours le même effet : une décharge électrique qui le prenait à la nuque, courait le long de sa colonne vertébrale et paralysait ses membres. A chaque fois, ça ne durait que quelques secondes où il se sentait vidé de ses pensées, de son énergie, seul au monde face à sa bien-aimée. Mais le retour à la réalité était toujours très dur. L’alliance qui brillait au doigt de la jeune fille l’aveuglait. Il détourna son regard et ravala un cri qui resta coincé au fond de sa gorge. Il regarda autour de lui et tout lui parut insupportable : l’odeur de friture alourdissant l’air qui semblait ne plus vouloir s’infiltrer dans ses poumons ; la lumière blafarde de l’ampoule du kiosque… Il lança son sandwich à peine entamé par terre, juste au pied d’une poubelle métallique presque vide que la municipalité avait installée là et juchée assez haut pour que le passant n’ait pas à se baisser ni à se donner une quelconque peine… Mais qu’importe, son repas trônait déjà sur un monticule de déchets de toutes sortes.
Bilal ne pouvait pas se soucier de la propreté de la ville. Qui s’en souciait d’ailleurs ? Mille pensées tourbillonnaient dans sa tête mais il n’écoutait qu’une seule voix. Celle de son père, le jour où le verdict était tombé.
« Bilal n’ira plus à l’école, c’est indiscutable. Au diable son brèfé. A quoi lui servira ce bout de papier ? Il me rejoindra au magasin. J’ai beaucoup de mal à servir tous les clients. Les employés me volent. Porter les caisses de légumes me brise le dos et… et… »
Ce jour-là, Bilal n’avait entendu aucun des arguments de son père. Il n’avait voulu rien écouter. Recroquevillé dans un coin de la maison, la tête dans les mains, il n’avait qu’une seule pensée. Et cette pensée allait vers Hoda. La jeune fille, elle, irait à l’école, aurait son brevet et, du coup, il ne serait plus digne d’elle.
Et il était loin de se tromper. Tout se savait dans cette région. Hoda réussit, à la première session. C’était en juin dernier. Et elle ne tarda pas à se fiancer à un jeune homme qui, lui, n’était pas un ignorant remplissant des sacs de tomates et de concombres à longueur de journée. Son prétendant présentait, pour la deuxième année consécutive, son bac technique. Il finirait par réussir, ou pas, peu importe… Il avait décroché Hoda, la belle Hoda.

♦♦♦♦

Elle soupira, laissa son regard errer le plus loin possible. A gauche, à droite… rien, ou plutôt, personne. Non que la rue fût déserte, mais celui qu’elle attendait ne donnait tout simplement pas signe de vie.
Elle inspira à fond. L’air qui effleura ses narines, remplit ses poumons, ne lui ramenait pas le parfum de son bien-aimé. Les patates de maallem Hamid s’entêtaient à masquer toutes les odeurs.
Elle devinait, sans l’apercevoir, le kiosque du vieil homme. Celui qu’elle attendait se serait-il arrêté là ? Elle se perdit dans ses pensées. Mais, bien vite, elle secoua la tête, comme pour chasser les idées noires. Il ne manquait que ça, se sentir en concurrence avec un sandwich de pommes de terre frites !
Elle quitta le grenier et alla se jeter sur sa couchette. Elle ne se sentait même pas la force de se changer. Elle se serra contre la petite Samira, la fleur de cette maison triste, de cette vie fade et ferma les yeux.
De la chambre d’en face, lui parvenaient les cent pas de sa mère. Les pauses marquaient régulièrement les moments où cette femme rongée d’inquiétude s’arrêtait au niveau de la fenêtre afin de balayer la rue du regard.
La jeune fille s’endormit. Elle n’entendit pas le frère rentrer. Elle ne le vit pas passer devant la porte de sa mère, sans y jeter un coup d’œil. Elle dormait déjà, d’un sommeil tourmenté de rêves étranges, lorsque cette dernière se décida enfin à fermer ses yeux rougis, une prière aux lèvres.

Lire la suite


Parfums d’enfance

Je n’y ai plus mis les pieds depuis plus de 20 ans. L’endroit n’est pas perdu. Il m’est donné, au moins une ou deux fois par semaine, de faire un petit détour du côté des vieux souks, de virer à gauche au lieu de rouler tout droit, pour voir apparaître la maison de ma grand-mère.

Mais, j’ai décidé de ne plus y revenir, pas sans elle. Donc, plus jamais.

Je n’ai pas connu les lieux du temps où mon père, mes tantes et mes oncles y ont grandi. Pourtant, chaque recoin me renvoyait l’écho de leurs voix, leurs éclats de rire, ou était-ce la voix de ma grand-mère qui racontait, sans doute plus pour elle que pour moi, les mêmes scènes de sa vie.

Elle était déjà vieille, très vieille, quand elle m’y emmenait. Je revois ses cheveux blancs frisés dont quelques boucles dépassaient de l’écharpe immaculée nouée sous son menton. Agée de cinq ans, je m’accrochais à sa main, trottais sur le gravier du chemin qui y conduisait. A huit ans, je l’y devançais, courant sur la pointe des pieds afin de ne pas écraser les fourmis. Ces petites bêtes étaient mes amies. C’est grâce à elle que nous avons fait connaissance. Elle connaissait tout sur elles : les fissures de la façade extérieure par lesquelles elles sortaient, les murs en pierres des maisons voisines qu’elles longeaient… Elle m’a appris à les guetter, à observer patiemment leurs interminables allers-retours, à émietter le pain pour les nourrir…

Son trousseau de clés m’a toujours fascinée. J’admirais sa capacité à retrouver, sans regarder, rien qu’en les tâtant de ses longs doigts ridés, les quatre clés qu’elle glissait l’une après l’autre, allant de bas en haut, dans les serrures de la vieille porte d’entrée. En bon gardien d’un trésor dont elle était seule à connaître les secrets, elle ne confiait à personne ces clés qu’elle glissait d’un geste rapide dans un petit sac en toile attaché à son cou et enfoui précieusement sous ses vêtements…

Elle poussait lentement la porte d’entrée, restait plantée sur le seuil pendant de longues minutes, murmurant une prière…

Une fois à l’intérieur, je pouvais passer des heures le nez collé contre cette porte dont les planches, aussi fatiguées que la vieille propriétaire des lieux, se relâchaient à plusieurs endroits. Je ne sais quel amusement je trouvais, enfant, à y glisser mon regard. Je me hissais sur la pointe des pieds, les doigts plantés dans le bois pourri dont je gardais des traces sous les ongles. Le dos tourné à ma grand-mère qui s’affairait en silence, la rétine éblouie par le soleil qui éclairait la cour extérieure, je guettais les passants dont je ne voyais que les jambes. Je tentais de deviner, à leur façon de s’habiller et de se chausser, d’où ils venaient, où ils allaient, s’ils étaient jeunes ou vieux… Je roucoulais, inventais à voix haute toutes sortes d’histoires sur leur compte…

Au bout d’un moment, c’était sa voix qui me ramenait à la réalité. J’allais la rejoindre dans ce gouffre en pierres qui ressemblait plus à une grotte qu’à un logis. A ses côtés, je n’avais plus du tout envie de parler. Il m’arrivait même de retenir ma respiration. A chaque visite, c’était comme si je découvrais les lieux pour la première fois.

Tout dans cet endroit me fascinait.

Les bougies allumées par ma grand-mère et collées à la roche des murs, se consumaient lentement et faisaient ressembler la pièce principale à un merveilleux ciel étoilé. Il n’y avait là aucun meuble, pas même une chaise. Je dessinais, dans ma tête, ceux que ma grand-mère me décrivait : les canapés en fer forgé et leurs coussins à fleurs, la table basse en forme de triangle et le vieux coffre dans lequel, racontait-elle, tous les habitants de la maison rangeaient leurs habits de fête. Les autres habits, ceux que l’on portait pour aller au marché, à l’école ou au travail s’empilaient, paraît-il, à l’étage, sur une grande table, recouverts d’un grand drap qu’on lavait et parfumait régulièrement. C’est là-haut que tous dormaient, petits et grands, dans deux chambres contigües. Je ne m’y suis jamais aventurée. La vieille dame m’en interdisait l’accès.
« Prends garde, me répétait-elle, l’escalier est trop vieux. Les marches sont cassées à plusieurs endroits. » Ces marches, j’en ai gravie une ou deux, peut-être trois, avant de redescendre au galop. Je les comptais du regard. Tantôt, elles étaient vingt-trois, tantôt vingt-sept ou même trente. A l’époque, je trouvais cela mystérieux et j’étais convaincue que ces modifications bizarres étaient l’œuvre du gros chat blanc, seule créature que j’ai vu entrer dans les chambres du haut. Ma grand-mère n’oubliait jamais de lui ramener de quoi manger et boire. Dès notre arrivée, nous le trouvions planté au pied de l’escalier. Il se frottait aux mollets de la vieille qui lui caressait le dos et la tête. Ce qui me rendait tellement jalouse…. La curieuse bête se restaurait, s’accordait encore quelques câlins et gravissait en quelques sauts les marches avant de disparaître dans un minuscule trou de lumière dont j’ignorais la source.

« Téta … d’où vient ce chat ? A qui appartient-il ? Comment peut-il monter là-haut sans se faire mal ? Que fait-il pour manger quand tu n’es pas là ? Téta… tu… tu… l’aimes, ce chat ? »

Elle me répondait à chaque fois d’une manière différente, de telle sorte que je n’ai retenu aucune de ces réponses qu’elle inventait sans doute pour me distraire. Pourtant, la dernière de mes questions, lui tirait, immanquablement, dans un éclat de rire, un : « C’est toi que j’aime ma petite bissé ! »

Et elle m’embrassait sur le front, puis sur les deux joues et me proposait de lui donner un coup de main.

Je comprenais alors qu’il était le moment d’aller dans la salle du trésor.

Cette pièce était sans doute la plus vaste, la plus aérée et la mieux éclairée de toute la maison. On y accédait en traversant un couloir, pas trop long et assez étroit. Une lucarne située légèrement au-dessous du plafond y diffusait une lumière douce. Depuis le seuil, un mélange d’odeurs remplissait mes petites narines, m’enivrait. J’avais l’impression de faire irruption dans un monde irréel, magique. Elle était tellement fière, ma grand-mère, de la forteresse parfumée qu’elle avait bâtie au prix de longues journées et d’interminables nuits sans sommeil. Elle pouvait se repérer les yeux fermés au milieu de son océan de bouteilles en verre.
A gauche, c’était l’eau de rose. On pouvait sentir dans ses cheveux, dans son cou et dans le creux de ses mains, le parfum des roses de Damas dont elle distillait les pétales pour fabriquer le précieux liquide.  A droite, c’était l’eau de fleur d’oranger, qu’elle préparait, me dit-on, mieux que quiconque au monde. Je m’inventais souvent des maux de ventre pour en boire quelques gorgées avant de me lécher les lèvres dans un soupir de satisfaction. En face, s’alignaient, en rangs serrés, une armée de bidons au ventre plein de mélasse de grenade. Le liquide épais était très foncé, aussi foncé que le bout des doigts de ma grand-mère. L’enfant que j’étais n’appréciait point le goût acidulé, bien que légèrement sucré de ce sirop. Ce goût s’associait sans doute dans mon esprit au martèlement de la cuillère que mon ancêtre tapait des dizaines, voire des centaines de fois, contre le fruit coupé en deux pour en extraire les graines ; au grincement aigu de la machine dont elle faisait tourner patiemment la manette afin d’obtenir un maigre filet de jus…

Elle ne savait ni lire ni écrire, ma grand-mère. Je ne l’ai jamais vue tenir de liste. Il lui suffisait de prononcer, comme une formule magique, le nom d’une personne pour se souvenir de ce qu’elle lui avait commandé :
« Deux bouteilles de may zaher et deux de may ward à Aïcha. Elle doit préparer les maamouls de la fête. Elle les fait bien à l’avance pour ne pas avoir à faire la queue au moment de les faire cuire au four d’Abou Jamil. »
« Trois bouteilles de debss remmen à Om Bassam. Elle les glissera dans la valise de son fils qui ne reviendra pas de sitôt d’Australie… »

La maison de ma grand-mère… c’est un livre qui raconte sa vie, la mienne, celle de mon père mais aussi celle de toute personne ayant eu, sur la langue, le goût de ces sirops auxquels se mêlait la sueur de son front.


Il était une fois, le Liban

Il était une fois, dans une montagne du Liban _celle qui fait face à la grande mer bleue_ un lopin de terre. Un petit lopin à la lisière d’une forêt couverte de cèdres aussi vieux que le monde. Sur cette terre, on avait fait bâtir une maison, celle-là que l’on reconnaissait à sa grande porte en bois de chêne. Un immense chêne aux branches noueuses, aux racines profondément enfouies dans le sol. Celui-ci qui était là, bien avant la maison et que l’on avait coupé pour la faire construire. C’était Ayoub qui l’avait bâtie. S’appelait-il vraiment ainsi ou était-ce en raison de sa patience et de son endurance qu’on lui avait collé ce surnom, lui qui avait taillé, transporté, posé l’une sur l’autre toutes les pierres de ces hauts murs blancs ?

Derrière ces murs, vécurent je ne sais combien de générations. Celles-ci avaient cultivé, tout autour de la maison, une vigne et une oliveraie. Deux champs qui avaient nourri généreusement, au fil des ans, enfants et petits-enfants.
En une année, nul ne saurait préciser laquelle, l’hiver se fit attendre plus que d’habitude et l’été arriva beaucoup trop tôt. La terre s’en offusqua, les champs s’en plaignirent et leurs arbres levèrent obstinément au ciel leurs longues branches stériles.
Enfants et petits-enfants courbèrent l’échine et suivirent la direction du vent. Ils s’en furent, de par le monde, traînant les pieds loin de ces murs, loin de ce toit.
Tous, sauf Ayoub, celui-ci à qui on avait donné le prénom _ou le surnom, que sais-je_ de ce glorieux arrière-grand-père; ainsi que son cousin qui _vous ne vous en étonnerez sans doute pas_ portait le même prénom. Pour ne pas les confondre, nous les désignerons à partir de là par Ayoub du raisin et Ayoub des olives car, comme leurs surnoms laissent entendre, l’un s’occupa de la vigne et l’autre de l’oliveraie.
La tâche ne fut point facile mais les efforts furent récompensés. Et ceux-ci qui pendant des années travaillèrent d’arrache-pied, à en perdre l’appétit et le sommeil, ne vinrent à se croiser qu’à de rares moments où, s’arrêtant pour reprendre haleine, se tournaient le dos pour continuer à suer, chacun de son côté.
Les grappes furent cueillies, les olives pressées. Au souvenir des sombres années, Ayoub de la vigne et celui des oliviers, chérirent leurs fruits et les enfouirent loin des regards, craignant d’en manquer. Chacun en priva son cousin et quand le reste de cette glorieuse descendance revint en réclamer, les disputes éclatèrent et la haine trouva son chemin vers cette montagne, vers ce lopin. Elle traversa la lourde porte de chêne et fit la loi dans cette maison où tous continuèrent de vivre, abrités par le même toit.
Ceux qui s’entouraient de grappes, en dégustaient à chaque repas, mais n’en enviaient pas moins, ces carafes pleines d’huile qu’ils apercevaient chez leurs cousins. Ces derniers en faisaient de même et ceux qui n’avaient rien en voulaient aux autres à qui ils reprochaient injustice et mauvaise foi.

Cette histoire s’était-elle achevée comme se terminent les jolis contes de fées?

Je n’en sais rien car, juste avant la fin, mon père baissait toujours le ton, se taisait puis reprenait à haute voix:

« Il était une fois, plusieurs fois même, dans une montagne du Liban, un lopin de terre… »


A bas mes principes!

Vous est-il déjà arrivé de renier vos principes, d’agir à l’encontre de vos convictions, de rejeter tout ce à quoi vous aviez cru autrefois?

 Autrefois…

Il y a eu beaucoup d’autres fois, comme cette fois; beaucoup d’autres soirs, comme ce soir…

Il y a eu beaucoup d’enfants: des filles, des garçons, des bruns, des roux, des blonds…

Il y a eu beaucoup d’autres appels dont je me rappelle, des petites voix qui se sont adressées à moi:

Madame, je vous en prie… ayez pitié de moi, je n’ai pas de famille. Madame, que Dieu vous protège, vous bénisse… que Dieu vous garde votre fils. Madame, vous avez l’air généreuse… aidez-moi et je prierai pour que vous soyez heureuse. Madame, achetez-moi ma marchandise… sinon, ce soir, j’aurai de mauvaises surprises. Madame, s’il-vous-plaît, rien que quelques billets… Dieu vous rendra tout ce que vous auriez payé.

Sur les trottoirs, dans les cafés, au milieu de la rue … ils sont partout. Semblables et différents.

Il y a les petits libanais. Trop pauvres pour aller à l’école, trop jeunes pour commencer à exercer un métier (mais, malheureusement, cela ne saurait tarder!), ils sont obligés de déambuler, de remplir leurs poches avant la fin de la journée.

Depuis quelques années, ce sont surtout des petits Syriens à l’avenir incertain. Ils se déplacent en bandes organisées (ou pas), vous attendent à la sortie d’un supermarché. Ils vous demandent l’aumône, ou alors de leur acheter cette marchandise que leurs petits bras transportent, de jour comme de nuit, sous le soleil brûlant comme sous la pluie.

… je réagissais comme ça:

Non à l’exploitation des enfants!

Non à ces mafias organisées!

Non à ce spectacle désolant!

Non à cette enfance privée de scolarité!

Autrefois, je tenais bon. Je fermais les yeux, je détournais mon regard. Je me faisais sourde. Je me faisais avare.

Bon, il y a cette fois  où j’ai acheté un cahier, des crayons, des couleurs et je lui ai appris à écrire son prénom et le mien. Il cachait le précieux matériel sous un banc, juste en face de l’université. C’est là où nous avions l’habitude de nous rencontrer. Jusqu’au jour où son frère, les sourcils froncés, est venu me crier qu’il  ne fallait plus le déranger!

Il y a eu ces autres fois où j’ai acheté une galette, des biscuits. Une bouteille d’eau ou de jus de fruits. Calmer leur faim, leur soif. Oui. Mais point d’argent! NON. Il ne fallait surtout pas devenir complice de ces adultes criminels, ces hors-la-loi, ces marionnettistes invisibles, sans coeur et sans foi!

Mais, ce soir…

Mais ce soir, tout a changé. En apercevant cet enfant, cette innocence brisée par la Guerre et par la vie, je n’ai pu m’empêcher de lui tendre quelques billets. A lui, au suivant et à l’autre encore qui, caché derrière une voiture, attendait son tour.

Venez, jeunes créatures! Plus jamais vous ne serez privés, ni de mon argent ni de ma pitié. Traînez partout où je serai, tombez-moi sous le nez. Mais surtout n’allez pas échouer, face au sable, dos au ciel, les habits mouillés, sur une plage puis sur les écrans de l’humanité!

 


Mireille au pays des merveilles

La voix du muezzin appelant les fidèles à la prière s’accompagna d’un remue-ménage qui lui était devenu familier : le matelas qui remuait sous elle, les draps repoussés qui venaient frôler son visage, la douce lumière qui éclairait la salle de bain, l’eau qui coulait et Walid qui murmurait… Elle garda les yeux fermés, compta les pas de son mari et devina le moment précis où la porte d’entrée devait se refermer dans son dos.

Elle resta allongée, se tortilla et s’étira longuement puis, se tournant vers l’oreiller tiède qui touchait au sien, y posa la tête et y enfouit son visage. Comme à l’aube de chaque nouvelle journée que la vie lui offrait, elle respira à pleines narines ce parfum unique que la peau de son homme laissait traîner longtemps après son départ. Et comme chaque matin, elle accompagna ce rituel du même questionnement. Avait-elle fait le bon choix ? Avait-elle eu tort de l’épouser malgré le refus obstiné de ses parents ? Connaîtrait-elle un jour ce regret, ces remords que lui avaient peints, à force de longues tirades, amis et voisins ? Voilà bientôt deux ans que ces questions venaient la hanter au réveil, comme on saisit un oiseau au vol. Et voilà qu’encore une fois elle se dérobait à l’assaut du passé et aux doutes de l’avenir. Elle porta deux doigts à son front, se signa et glissa un pied hors du grand lit.

Elle renonça à ouvrir la fenêtre. Quatre étages plus bas, adossée à la façade de l’immeuble, une montagne d’ordures remplissait l’air d’une odeur nauséabonde. Les camions poubelles n’étaient pas passés depuis plusieurs jours. La fermeture de la déchetterie de Naamé le 17 juillet et l’expiration du contrat de la société de gestion des déchets avaient transformé les rues de Beyrouth en une immense décharge à ciel ouvert. La canicule n’arrangeait pas les choses. Des nuées de mouches festoyaient en tournoyant au-dessus d’une cinquantaine de sacs de déchets dont la plupart, éventrés par les rats et les chats de la région, offraient un spectacle peu accueillant : des restes de nourriture enlaçant des bouteilles en verre et reposant sur un lit d’emballages de toutes sortes.

Mireille laissa le climatiseur ronronner dans la chambre dont elle referma la porte pour y emprisonner une dose d’air frais. La coupure du courant électrique n’allait pas tarder à la priver de ce luxe. Elle s’avança dans le couloir, pieds nus, se gardant de mettre de la lumière. Cinq heures avaient déjà sonné à l’horloge du salon. Surprendre les rayons de l’aube s’infiltrer clandestinement dans son foyer lui réchauffait le cœur et elle s’y adonna avec l’insouciance d’une enfant. Elle prépara le café sans se hâter et, lorsque la clé tournée dans la serrure l’eût avertie du retour du prieur du matin, elle le versa dans deux tasses en porcelaine sur lesquelles une amie avait peint les initiales des deux époux. C’était l’un des cadeaux de leur mariage auquel elle tenait particulièrement. Ces deux tasses qu’on croirait excessivement fragiles avaient survécu à leurs déménagements successifs. Elle identifiait à ces objets leur couple qui avait surmonté tant d’obstacles. Que n’avaient-ils pas fait pour braver les préjugés d’une société qui n’admettait pas la différence ?

Une main posée sur son épaule la tira à sa rêverie. Elle virevolta et se laissa aller au doux bercement des deux bras qui avaient encerclé sa taille. Il n’y avait personne d’autre dans la maison. Mais, depuis le temps où ils avaient habité chez les parents de Walid, puis chez des amis avant de s’installer dans leur propre appartement, ils avaient pris cette habitude d’échanger en chuchotant, dans les bras l’un de l’autre, leurs plans pour la journée. Mireille aurait voulu faire durer à l’infini ce moment, arrêter le temps et vivre le reste de ses jours accrochée au regard de celui qu’elle aimait.

« Ça pue, dehors ! » s’écria Walid en s’écartant d’elle pour saisir sa tasse de café fumant. Elle trempa le bout de ses lèvres dans la sienne et lui répondit : « Ça pue partout à Beyrouth ! Et dans le pays ! » Elle eut un moment de silence et, avant de plonger dans une longue méditation, se ressaisit et lança d’un ton moqueur : « C’est nous qui allons puer ce soir si tu oublies encore d’appeler Abou Youssef ! » Abou Youssef était le sauveur du quartier où il arrivait tous les matins au volant de son camion-citerne. Il y revenait même plusieurs fois au cours de la journée. Mais il était impossible de lui tirer un seul litre d’eau sans passer au préalable par sa longue liste d’attente. « Je n’oublierai pas ». Et il se baissa vers elle par-dessus la petite table carrée couverte d’une nappe rouge à petites fleurs blanches et appliqua ses lèvres sur son front. Il saisit au passage la télécommande et mit en marche la télé qu’il avait installée dans la cuisine contre son gré.

La voix de la présentatrice remplit les quatre coins de la maison. Elle fronça les sourcils et renonça à s’énerver. Elle avait épuisé tous les : « Quelle mauvaise idée de débuter sa journée par le journal télévisé ! » ; les « Ce sont les mêmes infos, les mêmes reportages d’hier soir ! » ainsi que les « Je vais débrancher cette télé et te l’envoyer dans un colis au bureau ! ». Walid en avait assez rigolé et, d’ailleurs, elle se surprit, de jour en jour, à prendre goût à cette immersion matinale dans la réalité du pays. Ce n’est qu’après le générique qui annonçait la fin du journal, qu’elle se leva pour rejoindre son mari, déjà habillé et prêt à sortir. « Pour la 27e fois consécutive, le Parlement libanais a échoué à élire un président de la République », récita-t-elle à son intention. Tout en parlant, elle ajusta le col de sa chemise puis en caressa les manches. Walid marmonna une réponse incompréhensible et étouffa un juron. Il n’était point surpris, les interventions étrangères continueraient de paralyser le processus d’élection ainsi que toute autre tentative de tirer le pays du chaos. Et puis, « à quoi peut-on s’attendre de la part de ces députés qui ont pris l’initiative de prolonger leur mandat ? »

Mireille se mordit les lèvres et s’en voulut d’avoir gâché l’humeur de son mari. Elle maudit le Parlement et cette loi électorale qui ne voyait pas le jour ; elle maudit surtout cette petite télé, fenêtre ouverte sur l’enfer. Mais, Walid n’avait pas fini de vider tout ce qu’il avait sur le cœur. « C’est la République-poubelle ! » lança-t-il, cria-t-il presque, en brandissant la Une du quotidien local qui traînait sur la table de nuit. Puis, d’un geste brusque, il le laissa sur le lit et posa dessus une liasse de billets. Toute à l’heure, frapperaient tour à tour à sa porte, Abou Youssef, maître du business des camions-citernes et Doumit, le propriétaire du générateur électrique, auquel elle devait payer les cinq ampères qui permettaient que sa maison ne plonge pas dans l’obscurité entre deux coupures du courant. « Pourvu qu’ils ne tardent pas à se montrer ! »

Elle garda pour elle le reste de sa pensée. Elle devait sortir assez tôt, continuer à arpenter les rues de Beyrouth à la recherche d’un emploi. Elle répondrait à toutes les offres publiées dans le journal qu’elle prendrait soin d’acheter avant de débuter sa tournée. Trois mois ont passé depuis qu’elle avait perdu son poste de vendeuse dans cette boutique dont le propriétaire avait décidé de regagner le Canada. Il avait tenu un an et demi, espérant que la situation politique, économique, sécuritaire… du pays allait s’améliorer. Puis, il avait fermé ses portes et il avait pris le premier avion en direction de Montréal, la laissant au chômage. Combien de temps tiendrait le budget de sa petite famille qui, comme tous les foyers libanais, devait payer deux fois, à une institution publique et une autre privée, le téléphone, l’eau et l’électricité ?

Perdue dans sa réflexion, elle n’entendit pas les dernières phrases de son mari. Mais à voir le sourire qui s’était dessiné sur ses lèvres, elle comprit qu’il s’était efforcé de se détendre et de lui souhaiter une bonne journée avec ses mots tendres de tous les jours. Elle lui rendit son sourire et l’accompagna jusqu’à la porte contre laquelle elle s’adossa après l’avoir refermée. Elle ne lui avait pas parlé de l’invitation de ses parents. Elle s’était promis de lui en faire part au réveil. Pourquoi appréhendait-elle de plus en plus ces visites qu’elle faisait à sa famille en compagnie de son mari ? Walid s’y prêtait avec beaucoup de bonne volonté. Il avait sympathisé avec sa mère, établi des relations très respectueuses avec le reste de la famille. Et pourtant… Elle avait une idée très claire du tournant que prendrait la soirée.

Samedi soir, la bande serait au complet : oncles et tantes, cousins et cousines, sans compter quelques voisins, fidèles de la vieille maison de ce village où ses parents avaient l’habitude de passer l’été. Les rires fuseraient, les discussions iraient bon train et… tourneraient inévitablement vers la situation. On commencerait par demander des nouvelles de Beyrouth et des détails sur la crise des déchets. On s’informerait des manifestations et sit-in qui avaient lieu de plus en plus souvent dans la capitale. On évoquerait mille interprétations et autant de solutions-miracles. Puis viendrait le moment qu’elle redoutait le plus, cet instant où l’on commencerait à se lancer des accusations, à mettre sur le dos de l’Autre la paralysie du gouvernement et la corruption qui sévissait dans tous les secteurs. Les tons monteraient. Des chaises seraient poussées et il y aurait sans doute plusieurs personnes qui décideraient d’écourter leur visite… A ce moment précis, elle aurait envie de s’insurger, de les faire taire et leur crier : «  Vous puez !  »


Va, Ingrat… Je ne te hais pas

Tu dois m’en vouloir de ne pas t’appeler par ton nom. Tu en as tellement que je ne saurais lequel choisir.

Te désigner par le tout dernier est une option. Mais ce serait méconnaître tous les autres, laisser dans l’ombre toutes ces identités que tu t’es ingénié à inventer pour croiser mon chemin, à chaque fois nouveau, à chaque fois autre, mais toujours fidèle à toi, ô ingrat!

 

Va,

ingrat, poursuis ta route, celle que j’ai balisée pour toi, pour « nous ». Je sais, pour t’avoir assez connu, que tu préfères cueillir seul ces fruits que d’autres ont semés pour toi. Va, délecte-toi. Respire à fond cet air que tu ne sauras jamais partager avec moi.

 

Va.

Tourne le dos à ce bateau sur lequel un jour tu t’es embarqué  et que tu crois à jamais brisé. Aveuglé par la brume, tu ne le verras pas te dépasser, déployer à tout vent ses voiles qui ont dompté  plus d’une tempête et mille tourbillons. Balloté par les vagues, tu erreras longtemps dans son sillon.

 

Va.

Réveille ma colère, piétine mes joies. Sur les traces de tes pas, arrosés par mes pleurs, pousseront mille fleurs. Va, ingrat, je ne te hais pas.  Je poursuivrai, jusqu’au bout, « nos » rêves sans toi.

 


Voir le monde à travers le regard d’un autre

Cela fait un peu plus de six ans que je regarde le monde à travers l’oeil d’un autre. Ceci dit, je dois préciser que mes propos ne sont nullement à prendre au sens figuré… 

 

Depuis près de six ans, je porte dans mon corps quelque chose qui a appartenu à quelqu’un d’autre, à quelqu’un qui est né avec, mais qui n’est plus…

Le diagnostic

Il y a six ans, j’ai subi ce que les spécialistes appellent une Kératoplastie ou, plus communément, une greffe de la cornée. C’est à cause de mon kératocône: une déformation de la cornée qui a pour conséquence une baisse progressive de l’acuité visuelle.

Credit: commons.wikimedia.org
M Credit: commons.wikimedia.org

 

A droite: simulation de la vision d'une personne atteinte de kératocône. Credit: wikimedia commons
A droite: simulation de la vision d’une personne atteinte de kératocône. Credit: wikimedia commons

A l’âge de quinze ans, je me suis aperçue que ma vision était devenue floue et que j’avais du mal à lire les traces écrites laissées par mes professeurs au tableau. L’ophtalmologue que j’ai consulté m’a présenté mon cas qui, a-t-il pris soin de me préciser d’emblée, pouvait fort éventuellement évoluer : la cornée s’amincirait progressivement et prendrait de plus en plus la forme d’un cône irrégulier. La part de ses paroles que j’avais pu comprendre à l’époque me revient jusqu’à ce jour : « Porter des lunettes serait inutile », « Il lui faut des lentilles spéciales… des lentilles dures« , « ce sera un peu désagréable, surtout au début « , « un jour, on sera peut-être obligé de lui greffer une cornée »…

Très désagréable, en effet, a été le port des lentilles dures : picotements, yeux rouges et envie pressante de se frotter régulièrement les paupières. Mais, ce qui était encore plus désagréable, voire plus angoissant pour moi, c’était la perspective de se faire ôter une partie de mon corps, si minuscule soit-elle, et de la faire remplacer par un corps étranger, que le mien pouvait possiblement rejeter.

J’ai retardé autant que possible cette ultime solution : espacer beaucoup plus qu’il ne le fallait les visites chez l’ophtalmo, consulter un nouveau médecin dès que le dernier sur la liste évoquait l’éventualité d’une opération… Mais un jour, j’ai dû me rendre à l’évidence. Avec moins de 1/10 de vision à l’oeil droit et un kératocône de plus en plus aigu, je n’avais plus vraiment le choix.

La greffe

Voilà, je devais subir la greffe. On m’expliqua la procédure avec des mots simples. On me rassura quant au pourcentage de réussite de l’opération. On m’assura que je pouvais retrouver une vie normale au bout d’un mois… et on me précisa que je devais passer en sortant au bureau de la secrétaire qui devait régler, avec moi, un certain nombre de détails.

Cette dernière m’informa qu’il fallait s’occuper à ce stade-là du greffon; se procurer une cornée et qu’il existait pour cela deux moyens: soit on m’inscrivait sur une LONGUE liste d’attente (attente qui pouvait durer des mois et des années) pour obtenir un greffon gratuit, soit j’achetais moi-même une cornée pour une certaine somme (dans ce second cas, et dès que la somme serait versée, je pouvais être sûre d’être opérée dans un délai qui ne dépasserait pas deux ou trois semaines). Elle prit soin de me citer les avantages de la seconde option: cornée importée des Etats-Unis et accompagnée d’une fiche descriptive qui garantissait sa qualité…

Comme j’étais dans un état de transe, à mille lieues de cette clinique et de ces calculs, ce fut mon mari qui répondit à ma place, qui paya la somme et qui s’occupa de toutes les formalités. Toutes les promesses furent tenues. Deux semaines plus tard, je reçus un coup de fil. Je fus hospitalisée le jour même. Tout se passa à merveille.  Ma vision s’améliora de jour en jour. Une fois le dernier point de suture retiré, la greffe ne fut plus pour moi qu’un souvenir lointain…

A qui dois-je ce miracle?

Puis un jour, six ans plus tard, en me regardant dans la glace, je suis comme tirée d’un long sommeil. Je m’observe et j’examine, comme pour la première fois, cet oeil qui est le mien, mais qui contient aussi une part de cet Autre que je n’ai jamais connu. Et je me surprends en train de formuler à mi-voix mille questions qui resteront à jamais sans réponse: Etait-ce un homme, une femme ? Un garçon, une fille? A quoi ressemblait sa vie? Avait-il (elle) une famille, des amis ? Un métier, des loisirs? Comment a-t-il (elle) trouvé la mort?

J’imagine mille scénarios à cette fin dont je connais à peu près la date. Dans mon esprit, défilent des images créées par mon imagination: des taches écarlates, des blouses blanches, un trou noir puis une lumière vive qui m’éblouit.

Je porte dans mon corps quelque chose qui a appartenu à quelqu’un d’autre, à quelqu’un qui est né avec, mais qui n’est plus. Six ans après ce miracle, je me promets qu’un jour mon coeur battra dans un autre corps.

Quelqu’un vivra, grâce à moi, alors que je serai loin de là…


Le français : un atout

La langue française a toujours été pour moi un atout, un «plus» dont je pouvais me vanter et qui me permettait de vivre ma singularité.

 

Quand d’autres se sentaient fières de leurs cheveux alors que les miens étaient toujours coupés court, façon ‘‘garçon’’, moi je roucoulais une suite de phrases dans ‘‘la langue de l’école’’ qui me valaient des regards admiratifs et maints encouragements. Quand d’autres montraient leurs jolies poupées aux robes bariolées, j’empilais mes livres, mes bandes dessinées que j’avais lus et relus jusqu’à les user. Quand, après de longues vacances, d’autres affichaient les photos de leurs voyages, de leurs sorties, moi je montrais les textes que j’avais écrits : poèmes courts ou longs récits… Bref, mon français faisait ma fierté, et celle de mes parents, il faut le dire. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard que je me suis rendu compte de tout ce dont ils s’étaient privés afin que je sois scolarisée dans cette école où on apprenait, à merveille, le français.

Le français a toujours eu pour moi un statut très particulier

Il n’a jamais été une langue étrangère, ni tout simplement une langue de scolarisation. C’est une langue que j’ai découverte certes à l’école mais que j’ai aussi largement utilisée à la maison pour échanger avec ma mère. Cette dernière me demandait de lui raconter, en français, tout ce que j’avais vécu, appris… au cours de la journée. Plus tard, je le faisais à l’écrit dans un petit cahier. Je ne sais trop si j’ai vécu ces moments comme un calvaire ou comme une quelconque punition. J’en garde un très fort souvenir, mais auquel ne s’associe aucun état d’âme. Toutefois, je suis convaincue, aujourd’hui, que ce sont ces activités quotidiennes imposées par ma mère qui ont contribué à ce que je maîtrise, à perfection oserais-je dire, une langue qui n’est pas celle de mon pays.

Le français, langue apprise et enseignée

Depuis le temps de mes études scolaires, je griffonnais notes et commentaires, dans la langue de Molière, sur les cahiers de mes copines de classe. J’inventais des histoires que je recopiais une dizaine de fois, en essayant d’imiter les caractères d’imprimerie, et je les vendais à qui voulait les lire. Mes profs me félicitaient pour mon style fluide, pour mon français correct.  Après le bac, je n’ai donc pas réfléchi deux fois avant de m’inscrire à la faculté des lettres de l’université libanaise où j’ai fait mes études en langue et littérature françaises. Avant même d’obtenir ma licence, j’ai sauté sur la première occasion qui s’est présentée pour commencer à pratiquer un métier qui me passionne : enseigner le français. Cela fait quinze ans que j’enseigne dans cette langue que j’apprécie. J’aime bien mon métier. Je le fais avec beaucoup de plaisir. Or, mes rapports avec le français ne se sont pas limités au seul usage professionnel et scolaire.

Le français : moyen d’expression littéraire

Depuis le journal intime de la petite enfance, je n’ai pas arrêté de tracer, noir sur blanc, en grandes lettres cursives, mes joies et mes peines, mes rêves et mes craintes. Avec les années, j’ai vu ma plume glisser vers la fiction, d’abord pour déguiser ce que je ne voulais avouer sur moi, sur ma réalité, mon entourage, ensuite pour goûter au plaisir de créer un monde, des personnages qui ont chacun son histoire, mais qui reste bien souvent un peu la mienne J’écris surtout des nouvelles. Je raconte mon enfance, mon pays. Mes lignes sentent les fleurs d’oranger. Mes mots ont le goût des sirops préparés par ma grand-mère. Mes pages renvoient l’écho des bombes qui ont secoué les murs de ma ville et les éclats de rire des enfants qui fréquentent ses ruelles. Ce que je vis en arabe, je le transcris en français.

Curieux, peut-être. Mais, c’est ma réalité.

C’est en français que je raisonne et que je formule le mieux mes idées. C’est dans le répertoire de ma langue de scolarisation que je trouve, sans effort, les mots pour exprimer ce que je ressens et les moyens d’agencer mes récits.

 

La francophonie : un enrichissement culturel

Il n’y a pas très longtemps, j’ai découvert un nouvel apport que pouvait me prodiguer la langue française. Ayant participé à un concours, j’ai en effet été sélectionnée afin d’adhérer au projet « Mondoblog », plateforme qui « contribue au dialogue des cultures et au développement de contenus francophones de qualité sur internet. […] Il s’inscrit dans le cadre des missions de l’Organisation internationale de la francophonie qui œuvrent pour la promotion et la diffusion de la langue française dans le monde et valorisent la diversité culturelle. »

Depuis, la langue française a pris un nouveau sens pour moi, je dirais plutôt que l’usage que j’en fais n’est plus le même. Depuis la création de mon blog j’ai commencé à communiquer avec des personnes du monde entier, des personnes, pour la plupart comme moi, dont la langue vernaculaire n’est pas le français. Or, grâce à cette langue, nous reflétons chacun sa culture, rapportons les événements qui se passent autour de nous, décrivons nos préoccupations… Cet échange n’aurait pas été possible sans cette langue que nous avons en commun et qui nous offre la chance d’un enrichissement culturel mutuel.


L’arabe: ma langue maternelle et pas seulement

Voilà, comme promis, ma biographie langagière. Ce billet sera consacré à la langue arabe, ma langue maternelle, et pas seulement…

Je  suis née au Liban, dans une famille libanaise. J’ai grandi et vécu dans une ville et un quartier arabophones par excellence. De toute évidence, ma langue maternelle, la première langue dans laquelle j’ai communiqué, a été l’arabe.

Je précise : l’arabe dialectal. Cette langue que je parle, que parlent mes parents, mes voisins, mes amis … je ne l’ai pas apprise à l’école. Il y a d’ailleurs très peu de chance, je dirais même qu’il est quasiment impossible de la retrouver dans des livres qu’ils soient destinés à l’enseignement ou à la simple lecture. Hormis quelques situations informelles où je me permets de l’utiliser pour chater avec des proches, en utilisant le plus souvent des lettres latines ainsi que quelques chiffres pour représenter des sons que ces dernières ne peuvent pas produire, l’arabe dialectal est de très peu d’utilité pour la langue écrite.

Par contre, je lui ai découvert une toute autre fonction, celle de marquer mon appartenance à un groupe. C’est à l’étranger que j’ai été menée à réfléchir sur ma langue maternelle comme trait de mon identité. Lors d’un voyage en France, j’ai eu l’occasion de croiser, dans les longues queues à l’entrée des sites touristiques ou dans les transports en commun, des personnes que je reconnaissais comme étant des arabes. Or, il a suffi de deux phrases prononcées dans mon dialecte pour que je me sente en terrain familier, parmi les miens. Sourires échangés, puis un brin de conversation dans la langue du pays… En prenant congé du jeune couple dont je venais de faire la connaissance, j’avais déjà oublié leur nom mais je garde jusqu’à ce jour l’heureux souvenir d’avoir croisé des libanais à Paris.

 L’arabe, ma langue de scolarisation

Alphabet en langue arabe
Wikimedia commons. Alphabet arabe

 

Première langue acquise, l’arabe a été aussi pour moi la première langue apprise. Ma scolarité a commencé à l’âge de trois ans. Mes souvenirs ne remontent évidemment pas aussi loin, mais je peux affirmer que c’est de cette époque que date mon apprentissage de l’arabe littéraire (ou littéral).

Dès les petites classes, j’ai appris à chanter l’hymne national, à déclamer des poèmes en diverses occasions dans cette variété de la langue dite haute. Puis a commencé l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Mon lexique s’enrichissait en même temps que je m’appropriais les structures grammaticales de cette langue qui avait des points communs avec celle que je parlais chez moi, mais dont le statut était plus formel du seul fait que c’était la langue apprise, utilisée et évaluée à l’école.

A mesure que j’avançais en âge, je découvrais l’héritage culturel et littéraire véhiculé par la langue arabe. J’ai été profondément marquée par Tawfiq Youssef Awad dont je ne me lassais pas de relire les œuvres. J’imitais son style d’écriture dans mes rédactions. J’étais surtout fascinée par les descriptions qu’il faisait des personnages et des lieux. J’ai ainsi développé une aisance dans l’expression écrite. Rares, par contre, ont été les occasions où j’ai eu à utiliser l’arabe littéraire à l’oral.

L’arabe à la libanaise…

Il est une particularité du parler libanais que je souhaite décrire : l’arabe, tel qu’il est pratiqué par un grand nombre de mes compatriotes, est assez spécial. Sur une toile de fond que constitue l’arabe dialectal viennent se greffer mots, expressions, proverbes ou même des phrases entières prononcées dans d’autres langues. La proportion de ces alternances varie en fonction du niveau social et académique des deux interlocuteurs.
Je ne fais pas exception. Il est très fréquent que lors d’une conversation tenue en arabe, j’insère, consciemment ou pas, selon les situations, des propos en français ou en anglais.

Au moment de l’atterrissage de l’avion qui m’emmenait en Italie, il y a deux ans, un homme assis à côté de moi s’adresse à la personne italienne qui m’accompagnait. Il était curieux de savoir comment nous avions réussi, toutes les deux, à converser pendant quelques heures en passant de l’italien, au français, puis à l’anglais et à une quatrième langue, l’arabe en l’occurrence, qu’il n’avait pas réussi à identifier. Pour seule réponse, la dame lui a lancé : « Ça, c’est le Liban ! »

Pour terminer en musique, voilà une chanson de Charbel Rouhana qui raille cette façon de parler un arabe où se mêlent un peu toutes les langues…

A suivre…