21 juillet 2015

TRANSIT

Vous est-il déjà arrivé de croiser une personne, une parfaite étrangère qui décide de vous faire des confidences sur sa vie, son passé, ses projets d’avenir ? Une rencontre furtive, mais inoubliable. Témoignage vrai d’un drame toujours actif…

Nathalie…

En lui tendant le plat chaud que j’avais insisté pour lui offrir, je me rendis compte que je ne connaissais même pas son prénom. Alors, je le lui demandai tout naturellement. Ma question déclencha un fou rire qu’elle interrompit pour me répondre : « Je m’appelle Nathalie. »

Nous avions échangé quelques phrases la veille, et ce matin encore, manifesté la même impatience devant le bureau de l’employé qui était supposé nous tenir au courant de toute nouveauté. Nos dossiers étaient complets, tous les papiers demandés avaient été joints à la demande de visa, mais nous en étions toujours à la case départ. Le serveur censé transmettre nos empreintes digitales au siège du ministère des Affaires étrangères était tombé en panne. Toutes les démarches s’arrêtaient là.

 Le 1er étage de la *** dont les bureaux étaient consacrés aux demandes de visa se retrouva désert ce jour-là. Les rendez-vous de la journée avaient été annulés. Les personnes qui avaient longuement attendu la veille et qui étaient revenues à la charge le lendemain reçurent mille excuses. On pouvait soit retirer son dossier et prendre un nouveau rendez-vous, soit… attendre. Les deux solutions ne pouvaient me convenir. Je devais être en Italie dans moins de deux semaines pour une cérémonie de remise de prix. Chaque jour de retard diminuait mes chances d’y être à temps pour l’événement.

Je ne voulus rien entendre aux remontrances de l’agent de sécurité qui gardait l’entrée ni aux explications du directeur responsable auprès duquel je manifestai toutefois un brin de patience. Il était compréhensif. Cette qualité me touchait toujours. Il me confirma que mon cas était « urgent » et qu’il était sur le point d’entrer en contact avec l’ambassade pour en discuter…

Je soupirai de soulagement et regagnai mon siège. Au moins, une lueur d’espoir. Devant moi, me tournant le dos, la jeune blonde ─ fausse blonde, devrais-je dire ─ tenait sa tête entre les mains. Ses jambes étaient prises d’un tremblement nerveux. Je l’observai pendant quelques minutes.

« C’est parce que je suis syrienne… »

« Ça va ? » lui demandai-je, tout simplement.

Son grand sourire démentait son bouillonnement intérieur. Son visage me sembla serein. Seule la trahissait sa main qui passait et repassait dans ses cheveux et finissait par triturer le bout de sa fine tresse. Elle se leva et me fit face. Elle s’approcha de moi et prit place à mes côtés. Nous avions toutes les deux besoin de bavarder, question de peupler ce silence que le bourdonnement du climatiseur rendait plus lourd.

« Quelle sera votre destination, en Italie ? » Je ne trouvai rien d’autre à lui demander. « Nulle part » me répondit-elle. Je crus qu’elle se moquait de moi et décidai de mettre un terme à cette conversation, lorsqu’elle poursuivit : « Je vais rester deux heures à l’aéroport de Rome. Ensuite, je pars au Venezuela ».

 Je ne comprenais rien du tout.

« Cela s’appelle une escale, non ?

─ C’est parce que je suis syrienne… »

Je lus dans ses yeux que sa phrase devait m’éclairer sur sa situation. Mais elle dut comprendre mon ignorance, car elle ajouta :

« Depuis les événements, les pays européens se montrent très vigilants. Bon nombre de mes compatriotes arrivent dans leurs aéroports, se débarrassent de leur passeport et… » Là, j’avais tout compris ou presque. Elle parla comme les gens de son pays

Je n’aurais pas cru, sans qu’elle ne me le confiât elle-même, qu’elle n’était point libanaise, comme moi. Elle parlait le libanais très correctement, pratiquement sans accent. Mais, dès qu’elle m’eût dévoilé sa nationalité, elle laissa libre cours à son dialecte. Elle parla comme les gens de son pays, comme ces soldats qui avaient si longtemps envahi le mien. Mais ça, je ne pouvais pas lui en vouloir.

          « Allons manger un morceau, me lança-t-elle. Je connais une boulangerie dans le coin… » Décidément, elle ne finissait pas de me surprendre. Comment pouvait-elle connaître si bien les lieux ?

          Je l’accompagnai volontiers. L’endroit n’était pas très loin. Une modeste boulangerie comme il y en avait partout dans nos villes. Des murs recouverts de carrelage blanc, ornés de photos en couleur censées stimuler l’appétit des clients et les guider dans leur choix. Nathalie en montra une du doigt : un morceau de pâte rond, recouvert d’une dizaine d’ingrédients dont je ne retrouvai plus tard que la moitié dans son assiette. Pour ma part, je me contentai d’un manouch[1] au thym.

Le propriétaire des lieux faisait presque tout. Il prenait les commandes à la caisse installée dans un coin, puis il passait au four. Toutes les spécialités, préparées à l’avance, attendaient d’être cuites.

          La jeune femme se dirigea vers l’une des trois tables installées sur le trottoir et y prit place. Je l’y rejoignis.  Elle commanda deux tasses de thé qu’un petit garçon de huit ou neuf ans apporta sur un plateau rond. Je les entendis échanger quelques paroles, des plus banales : « Deux tasses de thé, e’mol maarouf[2]  », « Tekrami settna[3]. »  Ils parlaient la même langue, avec le même accent. Ils étaient arrivés dans mon pays sans doute pour les mêmes raisons, car je vis briller au fond de leurs yeux une même lueur où je décelai, tour à tour, fureur, tristesse et  nostalgie.

          Dès que l’enfant eût le dos tourné, j’exprimai la pitié qui me serrait le cœur. Je regrettai aussitôt mes paroles en voyant son regard devenir aussi dur que le ton sur lequel elle me lança : « Ce n’est pas un mendiant. »

Alors qu’elle s’attaquait à son petit déjeuner avec un appétit d’ogre et que lui, se dirigeait vers une autre table, je les observai tour à tour. Ils se ressemblaient et pourtant, tout les séparait. Tous deux avaient passé les frontières, fuyant un pays déchiré par la guerre. Tous deux étaient déracinés et ne pouvaient espérer regagner, avant longtemps, leur terre natale. Or…

Lui, je ne saurais me tromper là-dessus, était fils d’une famille nombreuse, l’une de ces milliers de familles de réfugiés arrivées au cours des deux dernières années. Il faisait, comme ses frères, ses cousins, ses voisins… tous ces petits travaux qu’on leur offrait volontiers en échange d’un salaire dérisoire.

Je me retins d’exprimer à haute voix ma compassion, mes interrogations concernant l’avenir incertain de ce garçon et de beaucoup d’autres que je croisais tous les jours, un bouquet de roses ou un paquet de mouchoirs à la main…

Aussitôt qu’il eût disparu, je me tournai vers elle, dont le passé, le présent et l’avenir demeuraient un mystère pour moi dont la curiosité ne cessait d’augmenter.

Une blessure qui n’avait pas fini de cicatriser

Elle semblait lire dans mes pensées. J’eus en effet droit à une tirade qui raconta si bien, et en quelques mots, une enfance heureuse à Alep ; le divorce de deux parents qu’elle chérissait ; des études scolaires achevées tant bien que mal ; un poste d’hôtesse dans un grand hôtel de sa ville…

J’eus l’impression que son récit allait se terminer là, car elle marqua un long temps de silence avant de poursuivre : « C’était un vendredi, j’étais sur le point de prendre l’ascenseur quand tout est parti en poussière… » Je n’entendis rien à la suite de sa phrase. Tout en parlant, elle avait dévoilé une épaule dévorée par une blessure qui n’avait pas fini de cicatriser.

Puis ce fut son arrivée à Beyrouth ; sa mère laissée au pays auprès d’une grand-mère qui était décidée à ne pas quitter sa maison, même si c’était au prix d’y mourir carbonisée, écrasée, déchiquetée… Elle prononçait ces derniers mots avec le sang-froid de quelqu’un qui avait côtoyé la mort, ce qui n’ôtait toutefois rien à l’émotion qui voilait son regard.

« Je ne veux pas mourir, pas maintenant, pas de cette manière. Je vais rejoindre mon père au Venezuela. Il a tout fait pour que je quitte le pays. Avec lui, je ne risque rien. »

Elle jeta un regard vers son poignet et ce fut comme si les aiguilles de sa montre lui avaient transmis un ordre tacite, une injonction dont je ne compris pas les raisons. Son récit s’arrêta là.

Tourner la page

Je m’interdis de parler. Je le sentais, j’en étais même sûre à ce moment, que c’était plutôt pour elle que pour moi qu’elle venait de tout raconter. Elle avait sans doute senti le besoin de relire une dernière fois ces épisodes de sa vie avant de … tourner la page.

Elle se leva et je l’imitai sans réfléchir. D’un geste de la main, elle me pria de me rasseoir, me tourna le dos en s’éloignant.

Je ne cherchai point à la retenir, ni à la suivre. Je partis à mon tour et fis seule le chemin de retour en direction des bureaux ***.  Je ne la revis plus et ne sut jamais si elle avait réussi à se poser dans l’aéroport de Rome comme elle l’avait fait dans ma vie.

[1] Snack libanais constitué d’un morceau de pâte recouvert de thym ou de fromage.

[2] S’il-vous-plaît.

[3] Formule de politesse prononcée pour signifier à une dame qu’elle sera servie telle qu’elle le souhaite.

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