22 septembre 2015

Parfums d’enfance

Je n’y ai plus mis les pieds depuis plus de 20 ans. L’endroit n’est pas perdu. Il m’est donné, au moins une ou deux fois par semaine, de faire un petit détour du côté des vieux souks, de virer à gauche au lieu de rouler tout droit, pour voir apparaître la maison de ma grand-mère.

Mais, j’ai décidé de ne plus y revenir, pas sans elle. Donc, plus jamais.

Je n’ai pas connu les lieux du temps où mon père, mes tantes et mes oncles y ont grandi. Pourtant, chaque recoin me renvoyait l’écho de leurs voix, leurs éclats de rire, ou était-ce la voix de ma grand-mère qui racontait, sans doute plus pour elle que pour moi, les mêmes scènes de sa vie.

Elle était déjà vieille, très vieille, quand elle m’y emmenait. Je revois ses cheveux blancs frisés dont quelques boucles dépassaient de l’écharpe immaculée nouée sous son menton. Agée de cinq ans, je m’accrochais à sa main, trottais sur le gravier du chemin qui y conduisait. A huit ans, je l’y devançais, courant sur la pointe des pieds afin de ne pas écraser les fourmis. Ces petites bêtes étaient mes amies. C’est grâce à elle que nous avons fait connaissance. Elle connaissait tout sur elles : les fissures de la façade extérieure par lesquelles elles sortaient, les murs en pierres des maisons voisines qu’elles longeaient… Elle m’a appris à les guetter, à observer patiemment leurs interminables allers-retours, à émietter le pain pour les nourrir…

Son trousseau de clés m’a toujours fascinée. J’admirais sa capacité à retrouver, sans regarder, rien qu’en les tâtant de ses longs doigts ridés, les quatre clés qu’elle glissait l’une après l’autre, allant de bas en haut, dans les serrures de la vieille porte d’entrée. En bon gardien d’un trésor dont elle était seule à connaître les secrets, elle ne confiait à personne ces clés qu’elle glissait d’un geste rapide dans un petit sac en toile attaché à son cou et enfoui précieusement sous ses vêtements…

Elle poussait lentement la porte d’entrée, restait plantée sur le seuil pendant de longues minutes, murmurant une prière…

Une fois à l’intérieur, je pouvais passer des heures le nez collé contre cette porte dont les planches, aussi fatiguées que la vieille propriétaire des lieux, se relâchaient à plusieurs endroits. Je ne sais quel amusement je trouvais, enfant, à y glisser mon regard. Je me hissais sur la pointe des pieds, les doigts plantés dans le bois pourri dont je gardais des traces sous les ongles. Le dos tourné à ma grand-mère qui s’affairait en silence, la rétine éblouie par le soleil qui éclairait la cour extérieure, je guettais les passants dont je ne voyais que les jambes. Je tentais de deviner, à leur façon de s’habiller et de se chausser, d’où ils venaient, où ils allaient, s’ils étaient jeunes ou vieux… Je roucoulais, inventais à voix haute toutes sortes d’histoires sur leur compte…

Au bout d’un moment, c’était sa voix qui me ramenait à la réalité. J’allais la rejoindre dans ce gouffre en pierres qui ressemblait plus à une grotte qu’à un logis. A ses côtés, je n’avais plus du tout envie de parler. Il m’arrivait même de retenir ma respiration. A chaque visite, c’était comme si je découvrais les lieux pour la première fois.

Tout dans cet endroit me fascinait.

Les bougies allumées par ma grand-mère et collées à la roche des murs, se consumaient lentement et faisaient ressembler la pièce principale à un merveilleux ciel étoilé. Il n’y avait là aucun meuble, pas même une chaise. Je dessinais, dans ma tête, ceux que ma grand-mère me décrivait : les canapés en fer forgé et leurs coussins à fleurs, la table basse en forme de triangle et le vieux coffre dans lequel, racontait-elle, tous les habitants de la maison rangeaient leurs habits de fête. Les autres habits, ceux que l’on portait pour aller au marché, à l’école ou au travail s’empilaient, paraît-il, à l’étage, sur une grande table, recouverts d’un grand drap qu’on lavait et parfumait régulièrement. C’est là-haut que tous dormaient, petits et grands, dans deux chambres contigües. Je ne m’y suis jamais aventurée. La vieille dame m’en interdisait l’accès.
« Prends garde, me répétait-elle, l’escalier est trop vieux. Les marches sont cassées à plusieurs endroits. » Ces marches, j’en ai gravie une ou deux, peut-être trois, avant de redescendre au galop. Je les comptais du regard. Tantôt, elles étaient vingt-trois, tantôt vingt-sept ou même trente. A l’époque, je trouvais cela mystérieux et j’étais convaincue que ces modifications bizarres étaient l’œuvre du gros chat blanc, seule créature que j’ai vu entrer dans les chambres du haut. Ma grand-mère n’oubliait jamais de lui ramener de quoi manger et boire. Dès notre arrivée, nous le trouvions planté au pied de l’escalier. Il se frottait aux mollets de la vieille qui lui caressait le dos et la tête. Ce qui me rendait tellement jalouse…. La curieuse bête se restaurait, s’accordait encore quelques câlins et gravissait en quelques sauts les marches avant de disparaître dans un minuscule trou de lumière dont j’ignorais la source.

« Téta … d’où vient ce chat ? A qui appartient-il ? Comment peut-il monter là-haut sans se faire mal ? Que fait-il pour manger quand tu n’es pas là ? Téta… tu… tu… l’aimes, ce chat ? »

Elle me répondait à chaque fois d’une manière différente, de telle sorte que je n’ai retenu aucune de ces réponses qu’elle inventait sans doute pour me distraire. Pourtant, la dernière de mes questions, lui tirait, immanquablement, dans un éclat de rire, un : « C’est toi que j’aime ma petite bissé ! »

Et elle m’embrassait sur le front, puis sur les deux joues et me proposait de lui donner un coup de main.

Je comprenais alors qu’il était le moment d’aller dans la salle du trésor.

Cette pièce était sans doute la plus vaste, la plus aérée et la mieux éclairée de toute la maison. On y accédait en traversant un couloir, pas trop long et assez étroit. Une lucarne située légèrement au-dessous du plafond y diffusait une lumière douce. Depuis le seuil, un mélange d’odeurs remplissait mes petites narines, m’enivrait. J’avais l’impression de faire irruption dans un monde irréel, magique. Elle était tellement fière, ma grand-mère, de la forteresse parfumée qu’elle avait bâtie au prix de longues journées et d’interminables nuits sans sommeil. Elle pouvait se repérer les yeux fermés au milieu de son océan de bouteilles en verre.
A gauche, c’était l’eau de rose. On pouvait sentir dans ses cheveux, dans son cou et dans le creux de ses mains, le parfum des roses de Damas dont elle distillait les pétales pour fabriquer le précieux liquide.  A droite, c’était l’eau de fleur d’oranger, qu’elle préparait, me dit-on, mieux que quiconque au monde. Je m’inventais souvent des maux de ventre pour en boire quelques gorgées avant de me lécher les lèvres dans un soupir de satisfaction. En face, s’alignaient, en rangs serrés, une armée de bidons au ventre plein de mélasse de grenade. Le liquide épais était très foncé, aussi foncé que le bout des doigts de ma grand-mère. L’enfant que j’étais n’appréciait point le goût acidulé, bien que légèrement sucré de ce sirop. Ce goût s’associait sans doute dans mon esprit au martèlement de la cuillère que mon ancêtre tapait des dizaines, voire des centaines de fois, contre le fruit coupé en deux pour en extraire les graines ; au grincement aigu de la machine dont elle faisait tourner patiemment la manette afin d’obtenir un maigre filet de jus…

Elle ne savait ni lire ni écrire, ma grand-mère. Je ne l’ai jamais vue tenir de liste. Il lui suffisait de prononcer, comme une formule magique, le nom d’une personne pour se souvenir de ce qu’elle lui avait commandé :
« Deux bouteilles de may zaher et deux de may ward à Aïcha. Elle doit préparer les maamouls de la fête. Elle les fait bien à l’avance pour ne pas avoir à faire la queue au moment de les faire cuire au four d’Abou Jamil. »
« Trois bouteilles de debss remmen à Om Bassam. Elle les glissera dans la valise de son fils qui ne reviendra pas de sitôt d’Australie… »

La maison de ma grand-mère… c’est un livre qui raconte sa vie, la mienne, celle de mon père mais aussi celle de toute personne ayant eu, sur la langue, le goût de ces sirops auxquels se mêlait la sueur de son front.

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Commentaires

Benjamin Yobouet
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Ah tendre enfance; bien relatée !

Cordialement.

Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED
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Merci