29 août 2015

Mireille au pays des merveilles

La voix du muezzin appelant les fidèles à la prière s’accompagna d’un remue-ménage qui lui était devenu familier : le matelas qui remuait sous elle, les draps repoussés qui venaient frôler son visage, la douce lumière qui éclairait la salle de bain, l’eau qui coulait et Walid qui murmurait… Elle garda les yeux fermés, compta les pas de son mari et devina le moment précis où la porte d’entrée devait se refermer dans son dos.

Elle resta allongée, se tortilla et s’étira longuement puis, se tournant vers l’oreiller tiède qui touchait au sien, y posa la tête et y enfouit son visage. Comme à l’aube de chaque nouvelle journée que la vie lui offrait, elle respira à pleines narines ce parfum unique que la peau de son homme laissait traîner longtemps après son départ. Et comme chaque matin, elle accompagna ce rituel du même questionnement. Avait-elle fait le bon choix ? Avait-elle eu tort de l’épouser malgré le refus obstiné de ses parents ? Connaîtrait-elle un jour ce regret, ces remords que lui avaient peints, à force de longues tirades, amis et voisins ? Voilà bientôt deux ans que ces questions venaient la hanter au réveil, comme on saisit un oiseau au vol. Et voilà qu’encore une fois elle se dérobait à l’assaut du passé et aux doutes de l’avenir. Elle porta deux doigts à son front, se signa et glissa un pied hors du grand lit.

Elle renonça à ouvrir la fenêtre. Quatre étages plus bas, adossée à la façade de l’immeuble, une montagne d’ordures remplissait l’air d’une odeur nauséabonde. Les camions poubelles n’étaient pas passés depuis plusieurs jours. La fermeture de la déchetterie de Naamé le 17 juillet et l’expiration du contrat de la société de gestion des déchets avaient transformé les rues de Beyrouth en une immense décharge à ciel ouvert. La canicule n’arrangeait pas les choses. Des nuées de mouches festoyaient en tournoyant au-dessus d’une cinquantaine de sacs de déchets dont la plupart, éventrés par les rats et les chats de la région, offraient un spectacle peu accueillant : des restes de nourriture enlaçant des bouteilles en verre et reposant sur un lit d’emballages de toutes sortes.

Mireille laissa le climatiseur ronronner dans la chambre dont elle referma la porte pour y emprisonner une dose d’air frais. La coupure du courant électrique n’allait pas tarder à la priver de ce luxe. Elle s’avança dans le couloir, pieds nus, se gardant de mettre de la lumière. Cinq heures avaient déjà sonné à l’horloge du salon. Surprendre les rayons de l’aube s’infiltrer clandestinement dans son foyer lui réchauffait le cœur et elle s’y adonna avec l’insouciance d’une enfant. Elle prépara le café sans se hâter et, lorsque la clé tournée dans la serrure l’eût avertie du retour du prieur du matin, elle le versa dans deux tasses en porcelaine sur lesquelles une amie avait peint les initiales des deux époux. C’était l’un des cadeaux de leur mariage auquel elle tenait particulièrement. Ces deux tasses qu’on croirait excessivement fragiles avaient survécu à leurs déménagements successifs. Elle identifiait à ces objets leur couple qui avait surmonté tant d’obstacles. Que n’avaient-ils pas fait pour braver les préjugés d’une société qui n’admettait pas la différence ?

Une main posée sur son épaule la tira à sa rêverie. Elle virevolta et se laissa aller au doux bercement des deux bras qui avaient encerclé sa taille. Il n’y avait personne d’autre dans la maison. Mais, depuis le temps où ils avaient habité chez les parents de Walid, puis chez des amis avant de s’installer dans leur propre appartement, ils avaient pris cette habitude d’échanger en chuchotant, dans les bras l’un de l’autre, leurs plans pour la journée. Mireille aurait voulu faire durer à l’infini ce moment, arrêter le temps et vivre le reste de ses jours accrochée au regard de celui qu’elle aimait.

« Ça pue, dehors ! » s’écria Walid en s’écartant d’elle pour saisir sa tasse de café fumant. Elle trempa le bout de ses lèvres dans la sienne et lui répondit : « Ça pue partout à Beyrouth ! Et dans le pays ! » Elle eut un moment de silence et, avant de plonger dans une longue méditation, se ressaisit et lança d’un ton moqueur : « C’est nous qui allons puer ce soir si tu oublies encore d’appeler Abou Youssef ! » Abou Youssef était le sauveur du quartier où il arrivait tous les matins au volant de son camion-citerne. Il y revenait même plusieurs fois au cours de la journée. Mais il était impossible de lui tirer un seul litre d’eau sans passer au préalable par sa longue liste d’attente. « Je n’oublierai pas ». Et il se baissa vers elle par-dessus la petite table carrée couverte d’une nappe rouge à petites fleurs blanches et appliqua ses lèvres sur son front. Il saisit au passage la télécommande et mit en marche la télé qu’il avait installée dans la cuisine contre son gré.

La voix de la présentatrice remplit les quatre coins de la maison. Elle fronça les sourcils et renonça à s’énerver. Elle avait épuisé tous les : « Quelle mauvaise idée de débuter sa journée par le journal télévisé ! » ; les « Ce sont les mêmes infos, les mêmes reportages d’hier soir ! » ainsi que les « Je vais débrancher cette télé et te l’envoyer dans un colis au bureau ! ». Walid en avait assez rigolé et, d’ailleurs, elle se surprit, de jour en jour, à prendre goût à cette immersion matinale dans la réalité du pays. Ce n’est qu’après le générique qui annonçait la fin du journal, qu’elle se leva pour rejoindre son mari, déjà habillé et prêt à sortir. « Pour la 27e fois consécutive, le Parlement libanais a échoué à élire un président de la République », récita-t-elle à son intention. Tout en parlant, elle ajusta le col de sa chemise puis en caressa les manches. Walid marmonna une réponse incompréhensible et étouffa un juron. Il n’était point surpris, les interventions étrangères continueraient de paralyser le processus d’élection ainsi que toute autre tentative de tirer le pays du chaos. Et puis, « à quoi peut-on s’attendre de la part de ces députés qui ont pris l’initiative de prolonger leur mandat ? »

Mireille se mordit les lèvres et s’en voulut d’avoir gâché l’humeur de son mari. Elle maudit le Parlement et cette loi électorale qui ne voyait pas le jour ; elle maudit surtout cette petite télé, fenêtre ouverte sur l’enfer. Mais, Walid n’avait pas fini de vider tout ce qu’il avait sur le cœur. « C’est la République-poubelle ! » lança-t-il, cria-t-il presque, en brandissant la Une du quotidien local qui traînait sur la table de nuit. Puis, d’un geste brusque, il le laissa sur le lit et posa dessus une liasse de billets. Toute à l’heure, frapperaient tour à tour à sa porte, Abou Youssef, maître du business des camions-citernes et Doumit, le propriétaire du générateur électrique, auquel elle devait payer les cinq ampères qui permettaient que sa maison ne plonge pas dans l’obscurité entre deux coupures du courant. « Pourvu qu’ils ne tardent pas à se montrer ! »

Elle garda pour elle le reste de sa pensée. Elle devait sortir assez tôt, continuer à arpenter les rues de Beyrouth à la recherche d’un emploi. Elle répondrait à toutes les offres publiées dans le journal qu’elle prendrait soin d’acheter avant de débuter sa tournée. Trois mois ont passé depuis qu’elle avait perdu son poste de vendeuse dans cette boutique dont le propriétaire avait décidé de regagner le Canada. Il avait tenu un an et demi, espérant que la situation politique, économique, sécuritaire… du pays allait s’améliorer. Puis, il avait fermé ses portes et il avait pris le premier avion en direction de Montréal, la laissant au chômage. Combien de temps tiendrait le budget de sa petite famille qui, comme tous les foyers libanais, devait payer deux fois, à une institution publique et une autre privée, le téléphone, l’eau et l’électricité ?

Perdue dans sa réflexion, elle n’entendit pas les dernières phrases de son mari. Mais à voir le sourire qui s’était dessiné sur ses lèvres, elle comprit qu’il s’était efforcé de se détendre et de lui souhaiter une bonne journée avec ses mots tendres de tous les jours. Elle lui rendit son sourire et l’accompagna jusqu’à la porte contre laquelle elle s’adossa après l’avoir refermée. Elle ne lui avait pas parlé de l’invitation de ses parents. Elle s’était promis de lui en faire part au réveil. Pourquoi appréhendait-elle de plus en plus ces visites qu’elle faisait à sa famille en compagnie de son mari ? Walid s’y prêtait avec beaucoup de bonne volonté. Il avait sympathisé avec sa mère, établi des relations très respectueuses avec le reste de la famille. Et pourtant… Elle avait une idée très claire du tournant que prendrait la soirée.

Samedi soir, la bande serait au complet : oncles et tantes, cousins et cousines, sans compter quelques voisins, fidèles de la vieille maison de ce village où ses parents avaient l’habitude de passer l’été. Les rires fuseraient, les discussions iraient bon train et… tourneraient inévitablement vers la situation. On commencerait par demander des nouvelles de Beyrouth et des détails sur la crise des déchets. On s’informerait des manifestations et sit-in qui avaient lieu de plus en plus souvent dans la capitale. On évoquerait mille interprétations et autant de solutions-miracles. Puis viendrait le moment qu’elle redoutait le plus, cet instant où l’on commencerait à se lancer des accusations, à mettre sur le dos de l’Autre la paralysie du gouvernement et la corruption qui sévissait dans tous les secteurs. Les tons monteraient. Des chaises seraient poussées et il y aurait sans doute plusieurs personnes qui décideraient d’écourter leur visite… A ce moment précis, elle aurait envie de s’insurger, de les faire taire et leur crier : «  Vous puez !  »

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Commentaires

Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED
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En effet, oui, quand ça pue autant autour de toi, la laideur gagne du terrain et envahit tout.

Gilbert LOWOSSOU
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texte très original.Bravo !

Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED
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Eh oui, un texte original pour un pays original!

Elsa Kane Njiale
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Tous les problèmes d'une société dans ce beau post. Un texte sobre, sans critiques acerbes mais assez efficace pour que chacun de nous tire ses propres leçons. Au final, en Afrique comme en Orient nous sommes confrontés aux mêmes réalités. Je dis chapeau au peuple libanais qui a su dire non à ces politiques corrompus jusqu'à la moelle et incapables de dépasser leur différence pour construire un pays.

Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED
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Merci de ton soutien, de tes encouragements et de tes beaux commentaires que j'apprécie à chaque fois.

Ephraim
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Quand la situation politique d'un pays empoisonne les cœurs, tue l'amour à petit feu et désolidarise la famille. Merci pour ce beau texte.