Il est parti… Je reviens

Article : Il est parti… Je reviens
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25 avril 2015

Il est parti… Je reviens

Tout le monde est là, la famille au grand complet, toutes générations confondues. Les oncles, les tantes, les frères, les sœurs ; et leurs enfants, et pour certains, les enfants de leurs enfants. Il y a ceux qui ont traversé des milliers de kilomètres et ceux qui sont arrivés à pieds. Tous sont là en étrangers. Etrangers à cette grande maison dont les murs ornés de leurs portraits, visages souriants dans des cadres de bois, n’ont pas renvoyé depuis longtemps l’écho de leurs voix.
Tout le monde est là. Mais le vieil homme, lui, n’est plus.
Le salon, les chambres, les couloirs ont été envahis par des rangées de chaises. Labyrinthe où tout le monde déambule, se croise sans se voir. Personne ne tient en place. Hommes, femmes et enfants se déplacent entre les différentes pièces de la maison. On chuchote, on toussote, on sanglote puis, on se tait. Et ça reprend. Les regards se croisent, par moments, puis s’évitent.
La chaleur est étouffante. Les vêtements collent à la peau. On transpire, on s’essuie le front. Des ventilateurs ont été installés dans chaque coin, ou presque. Tourbillons où se mêlent les odeurs des uns et des autres, et leurs idées noires qui viennent s’y confondre avant de se disperser à nouveau. On a du mal à respirer. Les cœurs s’affolent, les têtes tournent.

♦♦♦♦

« Ton père…
─ Qu’est-ce qu’il a ?
─ Il a encore eu un malaise.
─ Que disent les médecins ?
─ Ils n’ont plus rien à dire. Il est…
─ Mort ?
─ Oui.
(Silence)
Je prendrai l’avion ce soir. (A nouveau, silence) Tes sœurs sont au courant ?
─ Non. Je compte sur toi. Je m’occupe des formalités sur place. »

Tels furent, mot pour mot, les paroles que Toufic avait échangées, la veille, au matin, avec son frère cadet. Ce dernier avait vidé, d’un trait, tout ce qu’il avait à dire. En vingt-quatre heures, Toufic s’était répété ces paroles plus d’une dizaine de fois. Et à chaque fois, il forçait sa mémoire à ressortir les moindres détails. La voix de Younis tremblait-elle ? Avait-il pleuré ? Etait-il seul ? Le corps de son père était-il à côté de lui, témoin de cette conversation ?
« Encore une fois », avait-il annoncé. Depuis quelques mois, en effet, les malaises avaient été d’une fréquence alarmante. Toufic avait été averti à chaque fois et à chaque fois avait fait les virements nécessaires. Il avait donné des consignes claires, insisté pour que son père reçoive tous les soins, les meilleurs. Il avait eu le vieil homme au téléphone, tous les jours qu’avaient duré ses hospitalisations successives.
« Je compte sur toi ». Ça lui avait toujours fait plaisir qu’on compte sur lui. Sentir qu’il pouvait se rendre utile, même à distance faisait son bonheur. Mais là, la tâche était différente. Déjà, il lui fallait, à lui, admettre ce qui s’était passé, avant de pouvoir l’annoncer. Certes, il aurait été plus facile de se bercer de fausses illusions. Agir comme si Younis avait, comme d’habitude, listé des examens, des radios, des soins, puis cité une somme… Ou mieux, faire semblant que son frère n’avait pas appelé ce matin-là, à dix heures cinq. Et la terre aurait continué de tourner, et les minutes de s’écouler comme si le cœur du vieux Chafic continuait de battre, comme si son sang coulait encore dans ses veines. Mais non. Rien de cela n’était possible.
Il n’avait pas réfléchi en répondant qu’il allait prendre l’avion le lendemain. C’était ce qu’il fallait faire. Et dire qu’il avait été capable de prendre, en quelques secondes, une décision qui ne finissait pas de mûrir dans sa tête depuis des années. Se souvenait-il d’une conversation avec son père, aussi brève soit-elle, qui ne se soit pas terminée invariablement par un : « Quand te reverrai-je mon fils ? » « Inchalla ya bayyi… Inchalla », répondait-il à chaque fois, contournant la question. Ce matin-là, la réponse était arrivée toute seule. Elle s’était imposée. Il devait faire sa valise et rentrer.

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