Rima ABDEL FATTAH MOUBAYED

Deux Tic-Tac au pays des Cèdres

Les libanais commençaient à se sentir las d’attendre que les choses s’arrangent. Une, deux… dix… cinquante… fois, ils étaient descendus dans les rues, avaient coupé les routes, brûlé des pneus, entonné des hymnes, cassé des vitres… Seulement, ils n’avaient pas crié assez fort, n’avaient pas chanté la même mélodie… Ils s’étaient trompés de cible, s’étaient lancé des accusations et, à quoi sert un pays sans dialogue ?

Ils en étaient donc à se demander (autant qu’ils le pouvaient car les crises successives les avaient meurtris) si organiser une énième manifestation ou annoncer une énième grève valait l’effort de se lever encore… Quand deux Lapins Blancs passèrent en trottant, se croisant sans se voir, marmonnant, montre à la main: “Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais être en retard.”

Les libanais se levèrent, se divisèrent et les suivirent…

Le tunnel

L’Histoire du Liban n’est ni moins onirique ni moins loufoque que le récit de Lewiss Caroll devenu un classique intemporel de la littérature. 

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« 3a2bel el 100 », ou « Atteindra-t-il les 100 ? » au Liban

Comme Alice, un jour, autrefois, les libanais se sont enfoncés dans le tunnel d’une guerre civile sans songer un seul moment à comment ils pourraient bien faire pour en ressortir.

Comme Alice, au lendemain de cette guerre, ils n’ont pas songé à se retenir en se glissant dans le terrier de criminels dont les mains ensanglantées n’avaient pas encore eu le temps de sécher.

Comme Alice, ils se sont trouvés en train de tomber dans un puits profond, où il fait trop sombre pour voir quoi que ce soit. 

Mais qu’elle est chanceuse, la petite fille du pays des merveilles, d’avoir réglé ses pas sur le trot des aiguilles d’une seule montre !

Depuis cette nuit, dans mon pays, deux horloges assourdissent de leur tic-tac l’esprit brouillé de mes compatriotes. 

Des potions empoisonnées

Sur un fond de crise, les dirigeants politiques nous font absorber, depuis quelques années, l’une après l’autre leurs potions empoisonnées. Nous les avalons, coup sur coup, sans broncher, ou presque. Les fioles se poussent du coude sur l’étagère de la nation et exhibent leurs étiquettes où l’on peut lire noir sur blanc : restrictions bancaires drastiques, dévaluation de la monnaie nationale, marché noir du dollar, pénurie d’essence, de pain, de médicaments… Décidément, ils ne manquent pas d’imagination, nos charlatans. Et leur dernière invention ? Une machine à remonter le temps. Une décision ministérielle inexplicable, inexpliquée, de reporter de quelques semaines le passage à l’horaire d’été.

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Quand ton pays devient une salle d’attente…

Les esprits assoupis se réveillent. Les réactions fusent. La potion est crachée par nombre de libanais qui commencent à jurer qu’ils ne vont pas se laisser aller. Dans le fleuve des jurons, le poison coule à flot : sarcasme, intolérance, fanatisme, sectarisme… Tout y est. 

Dès demain, il sera midi chez les uns et treize heures chez les autres. On aura faim et froid chez les uns comme chez les autres. Et deux Lapins munis de montres poursuivront, chacun de son côté, leur course effrénée.


« 3a2bel el 100 », ou « Atteindra-t-il les 100 ? » au Liban

3a2bel l 100”, cette expression si courante sur la langue des libanais ne m’a jamais semblé aussi aberrante qu’aujourd’hui…

Pour votre anniversaire, un ami ou un proche libanais vous souhaitera de vivre jusqu’à cent ans. En effet, vœux de longue vie, de bonheur, de santé, de prospérité… se résument pour les libanais en quelques mots : « 3a2bel el 100 ». Que de fois ai-je répété cette expression en collant trois bises sur deux joues ou en tapant dans les mains pour saluer une bougie soufflée sur un gâteau !

Mais depuis quelque temps, c’est la peur aux lèvres que mes concitoyens prononcent ces mêmes mots, sous forme d’une question lancée non sans un brin d’incrédulité : « Atteindra-t-il les 100 ? » Le mystérieux fêté n’est autre que le dollar qui… (roulement de tambours) vient de dépasser ce matin le seuil des 100 000 Livres Libanaises.

La dégringolade a certes commencé il y a plusieurs années. A chaque nouveau record, les Libanais se sont demandé si le pire était passé, si la bobine avait quelque chance de faire marche arrière, si le cauchemar allait bientôt se terminer… Et à présent que le dollar vient d’avoir enfoui au fond de sa poche la cent millième Livre de notre (très regrettée) monnaie nationale, pouvons-nous officiellement déclarer que nous sommes au fond du gouffre ? Pour rappel, l’ex-président de la République libanaise avait déjà annoncé que le Liban était en route vers l’Enfer. Serions-nous finalement arrivés à destination ?

Le seuil des 100 mille a été atteint !

Ô malheureux,
Attroupés devant les boulangeries,
Alignés devant les stations d’essence,
Dépités devant les banques,
Effondrés devant les hôpitaux,
Qui cherchez, en vain, le chemin de l’école pour vos enfants.
Ô infortunés qui renaissez sans cesse de vos cendres,
A quand continuerez-vous à avoir la force de souffler
3a2bel el 100 ?


Quand ton pays devient une salle d’attente…

Au Liban, la journée d’un citoyen se réduit à une interminable suite d’attentes.

Attendre pendant des heures, sous le soleil cruel d’un mois d’août, au milieu d’une file de plusieurs centaines de mètres.

Attendre un litre d’essence, un sac de pain, une bouffée de gaz butane ou quelques comprimés d’anti-douleur.

Attendre que l’ampoule s’allume au plafond et que le frigo se remette à ronronner, le ventre vide.

Attendre les chiffres de la pandémie.

Attendre que les écoles ouvrent leurs portes.

Attendre un salaire aux traits congestionnés qui arrive en trébuchant et se perd en route, absorbé par les sables mouvants qui tremblent sous vos pieds.

Attendre le virement, en fresh dollars, d’un parent rongé par la culpabilité de vivre dignement, au-delà des frontières et d’y manger à sa faim avec de l’argent gagné à la sueur de son exil.

Attendre le taux de change du jour.

Attendre une énième visite officielle à l’issue connue d’avance.

Attendre les prochaines élections.

Attendre la fin de la corruption.

Attendre une énième catastrophe qui, comble de l’ironie, n’arrive jamais sans prévenir.

Attendre à la porte d’un service d’immigration.

Attendre un tampon sur le passeport.

Attendre que cet état d’engourdissement gagne tous vos membres.

Attendre quelques regards apitoyés.

Attendre, les yeux scrutant un horizon invisible, ce vent qui viendra nettoyer le pays de tous ses maux.

Attendre sous un ciel bas comme un couvercle que cette voûte vous tombe sur la tête ou vous emporte dans les airs.

Attendre que la machine se détraque.

Attendre la renaissance alors qu’on a cessé d’y croire.

Atendre la fin de ce long métrage joué en boucle et dont vous êtes le héros.

Attendre que la tempête vienne décimer la Bête.

Attendre et s’obstiner à attendre que les choses finissent par s’arranger.

Attendre et ne jamais cesser d’attendre.

Attendre à en oublier ce qu’on était venu attendre.


Qui a volé le chemin de l’école?

Depuis octobre 2019, les crises se sont succédées et ont entraîné la fermeture des écoles sur tout le territoire libanais. A l’heure actuelle, le sort de la rentrée 2021 demeure incertain.

Et si je vous racontais toute l’histoire?
Autrefois était autrefois, aujourd’hui est un autre temps. Malheureusement…

Il y avait bien des années que les gens du Liban étaient tourmentés par une multitude innombrable de… de rats? dites-vous? Vous n’êtes pas bien loin de la vérité… Il y avait bien des années que le Liban était rongé par les mêmes vermines, miné par les mêmes parasites que la Guerre a promus au rang de grands hommes: sauveurs inespérés, défenseurs de droits violés, milliardaires aux fortunes soupçonneuses, traîtres aux âmes corrompues, tricheurs cent fois élus et réélus.

Et puis voilà qu’un certain jeudi, s’élevèrent dans la nuit des cris longtemps retenus:

Sawra! Sawra! entendit-on dans les rues.
Sawra! Sawra! cria-t-on en choeur, sur toutes les places.
Les poitrines se gonflèrent et au fond des prunelles, on aperçut une lueur nouvelle.

Nul ne vit l’homme qui avait tiré de son sac la flûte enchanteresse mais, vous l’avez sûrement deviné, beaucoup le suivirent. En hordes désordonnées aux gestes spontanés… En rangs serrés aux intentions douteuses… Du Nord au Sud, des libanais de tout âge chantèrent des hymnes pleins d’espoir; hurlèrent, poings levés, des refrains pleins de rage et réclamèrent qu’on arrache à des mains traîtresses une patrie longtemps prise en otage.

Les routes furent coupées.
Des pneus brûlés crachèrent vers le ciel de gros nuages de fumée.
Les bancs des écoles furent très vite désertés.
Les enfants se joignirent aux rangs des révoltés: « Kellon yaani Kellon! Ils devront tous s’en aller! priait-on avec ferveur. Demain sera sûrement un jour meilleur. »

Plusieurs mois passèrent. Le son de la flûte ne charma aucun rat. On l’entendit encore quelque temps et puis il diminua.

Et la vie reprit son cours? Et les enfants reprirent le chemin l’école?

Cric-Crac! Patientez… Une autre histoire est sur le point de commencer.

Telle une belle princesse au doigt fatalement piqué par un long fuseau, la Nation ferma les yeux et on la vit tomber à terre paralysée, inconsciente, brisée, impuissante… Contrairement aux attentes, le baiser du prince ne fut point salvateur. La princesse ouvrit les yeux la fièvre au front, la toux aux lèvres.

On craignit pour les enfants une contamination imminente. De nouveau, les écoles furent fermées: élèves et enseignants comptèrent parmi les confinés.

Dans les quatre coins de la planète, la même urgence s’était imposée. Les élèves les plus chanceux continuèrent à apprendre par écrans interposés. D’un continent à l’autre et au sein d’un même pays, les inégalités continuèrent à se creuser et l’on compta par centaines de millions les enfants déscolarisés. Un peu partout, des plans d’urgence furent imaginés. Et quand la Grosse Vague se fût retirée, de petits galets savamment semés montrèrent à beaucoup d’élèves le chemin de la cour de récré.

Et au Liban? Qu’arriva-t-il aux enfants?

Dans leur pays, dès l’aube, les adultes devaient s’atteler à maintes corvées. Pour quelques litres d’essence, ils pouvaient laisser leur peau. Les pénuries se multiplièrent: pain, médicaments, eau… Dans la forêt profonde, les petits libanais furent abandonnés. Pas moyen de les nourrir ni de les soigner.

La femme d’un ogre ou quelque bonne fée, s’inquiétant de leur sort, aurait-elle eu pitié d’eux?

Quelques uns chaussèrent des bottes de sept lieues et coururent s’épanouir sous d’autres cieux. Tous les autres attendent qu’on les prenne par la main, qu’on les sorte du labyrinthe et qu’on les mette, cartable au dos, en route vers… demain.



Maudit mois d’août

Au Liban…
Le 4 août 2020, une double explosion ravage Beyrouth.
Le 15 août 2021, l’explosion d’un camion-citerne secoue Akkar.

Quel libanais n’a-t-il pas appréhendé l’approche du mois d’août qui, il y a près d’un an, a été lourd de chagrin pour toute une nation? Quel libanais n’a pas revu le lourd nuage qui a assombri le ciel de la capitale, n’a pas été mille fois secoué par l’infâme séisme qui a envoyé en l’air tout un pays?

Mois d’août, maudit sois-tu!

Maudits soient ces monstres qui t’ont nourri de sang innocent!

Maudits soient ces inconscients qui n’ont rien fait pour guérir tes blessures, te greffer des jours meilleurs!

Maudit mois d’août, quand ton soleil se lève derrière les collines, de longues files d’attente l’ont déjà devancé devant les stations d’essence, les pharmacies et les boulangeries.
Maudit mois d’août, quand ta chaleur étouffante monte dans les airs, s’infiltre à travers nos vitres grand ouvertes, les portes se referment sur des familles entières qui, sans un regard en arrière, emportent leurs rêves au fond d’une valise.
Maudit mois d’août, tes nuits noires sont peuplées de cauchemars, de manigances, de crimes et de prières levées au Ciel.

Maudit mois d’août, où puises-tu encore la force de souffler sur le feu qui consume notre chair?


Patrie meurtrière… Patrie meurtrie…

Je suis née dans une patrie meurtrie, une nation écartelée par la guerre civile, écrasée par les crises régionales, malmenée par les tensions internationales. Enfant, j’ai fui ma maison sous une pluie d’obus. De retour, j’ai piétiné des débris de verre sur les escaliers, j’ai plongé mon regard dans les trous qui ont criblé les murs et j’ai passé mes doigts sur les fissures…

J’ai grandi à la lumière des bougies et j’ai inventé des rondes et des chants de victoire pour saluer une ampoule qui s’allume au bout d’un fil, souvent stérile. J’ai construit mon avenir, j’ai cru à mes rêves. J’ai fondé une famille et j’ai mis au monde trois enfants que je souhaite, aujourd’hui plus que jamais, arracher aux griffes d’une patrie meurtrière.

Au Liban, les enfants n’ont pas le droit de sortir. Dans mon pays, il n’y a plus de carburants.
Au Liban, les enfants n’ont plus le droit de tomber malades. Dans mon pays, il n’y a plus d’hôpitaux, plus de médicaments.
Au Liban, les enfants n’ont pas le droit d’avoir faim. Dans mon pays, depuis quelques jours, il n’y a presque plus de pain.

Les dirigeants de mon pays regardent, les bras croisés, ma terre brûler.
Les dirigeants de mon pays comptent les morts et les blessés, les émigrants, les suicidés, les hommes, les femmes, les enfants tués sans raison, emportés par une balle aveugle ou par la rage d’un compatriote en quête d’un litre d’essence… Les dirigeants de mon pays les comptent, les recensent, les alignent, les mettent en mots pour étoffer les accusations qu’ils se lancent et qu’ils se rendent, boules de neige, balles de feu qui nous écrasent et qui finiront par nous exterminer…

Où se cachent les gardiens de cette charte qui garantit, m’a-t-on appris, à chaque individu le droit de vivre en toute dignité, d’être soigné, nourri, éduqué? S’ils sont là, quelque part, je les appelle, je les conjure, car bientôt, ce sera trop tard…

Dans mon pays, c’est la fin, la fin d’un peuple, d’une nation; la fin d’une patrie… longtemps meurtrie.


Vous m’avez tout appris

Chers professeurs qui m’avez tout appris : à lire, à écrire, à compter et à découvrir le monde, cela va de soi; Mais surtout, qui m’avez aidée à trouver ma voie, et ma joie… Combien de fois ai-je rêvé d’être dans vos souliers, de me réveiller dans le couloir, comme dit la chanson, avec plein de notes dans mon manteau et d’écrire JE T’AIME sur un tableau.

Dès les petites classes, vous avez décelé cette lueur qui faisait briller mon regard et vous l’avez nourrie comme un feu qu’on attise. Vous avez su trouver les mots qu’il faut pour satisfaire ma curiosité, sans la tuer. Vous avez lu les pages que je noircissais et vous en avez fait l’éloge. Le regard bienveillant, le sourire aux lèvres, vous avez corrigé mes calculs qui quelquefois étaient presque nuls. Vous m’avez réprimandée et même parfois punie. J’avoue, qu’à l’époque, je n’avais pas bien compris.

Je vous regardais faire, avec admiration. Le soir, j’imitais sans peine vos gestes, votre intonation. Il n’est pas facile de vous oublier quand on a bien su associer à votre visage, à votre nom, un mot, une date, le titre de tel livre, les détails de telle anecdote, la morale de telle leçon…

Même à des années lumière, j’aurai toujours une petite pensée pour vous. Comme vous, j’imagine, je n’ai nulle part été mieux à ma place qu’au milieu d’une classe. Créer, inventer, à chaque jour son défi : soutenir, encourager, marquer quelqu’un à vie.


Comment j’ai apprivoisé mon ennemie…

Je n’ai aucun souvenir de ce moment d’inattention où, sans doute distraite par un détail de ma routine quotidienne, emportée par une énième course contre la montre, j’ai dû laisser entrouverte la porte par laquelle elle a pu s’introduire…

Et depuis, elle est là, installée comme chez elle. D’abord, elle s’est malignement faite discrète. C’est à peine si je remarquais sa présence. Ma voix pouvait sans peine masquer le bruit de ses pas. Puis elle m’a tenu tête, me croisant à tout bout de champ, laissant traîner derrière elle son lourd parfum entêtant.  Depuis quelque temps, elle me suit de très près. Son ombre emboîte la mienne. Sur ma nuque, je sens son haleine. Prendre des vacances. Avaler des comprimés. J’ai tout essayé. Mais à chaque fois, elle revient et m’impose sa loi. Hideuse, elle s’applique à gâcher ma vie, à remplir ma tête de son ultime symphonie. “ Peur, je vous hais. Laissez-moi en paix ! ” Croyez-vous que mon cri puisse l’attendrir ? J’ai l’impression, au contraire, qu’elle pourrait s’en nourrir.

Je me suis faite “ Petit-Prince ” et une nuit, lorsque fidèle à ses habitudes, elle m’interpelle, je change les miennes et, au lieu d’enfoncer ma tête sous une montagne d’oreillers, je l’invite à s’approcher et lui lance : “ Viens jouer avec moi … Je suis tellement triste.” Vous avez sans doute deviné que sur mes intentions elle ne s’est pas laissée tromper et elle a vite compris que je cherchais à l’apprivoiser. Il y a eu un long silence qu’elle a brisé pour me souffler: “Cela fait bien deux heures que je suis là à te regarder…” Je n’ai pas entendu la suite car j’ai découvert, dans son visage qui me faisait face, une cicatrice à la place de l’un de ses yeux. C’est là, non loin de sa pupille morte, que j’ai aperçu ses larmes pour la première fois. Ce n’était pas du chagrin, c’était de l’impuissance car depuis que cette louve est arrivée dans mon pays, elle ne fait que chercher désespérément la sortie.

Pendant plusieurs semaines, assises côte à côte, fixant le même horizon, le dos fouetté par les cris d’une même foule, nous avons attendu. Emportées par les hymnes, toutes les deux avons fini par tanguer et poing en l’air nous avons chanté. Puis il a plu des cordes. De grosses gouttes sont tombées du ciel et comme autant de fouets ont frappé nos épaules, ont lavé notre joie, mirage qu’au milieu du désert, un errant aperçoit. L’horizon lui-même a disparu, ne me laissant aucun choix. “ Peur que je hais, heureusement, tu es là pour moi… “


D’une fenêtre à l’autre…

Expérience d’une nouvelle rédigée à trois, chacun de son côté. Trois mondoblogueurs, dans trois pays, Abdelkrim Mekfouldji, Samantha Tracy et moi:  l’histoire commence en Algérie, se poursuit à Dakar et se termine à Tripoli, au Liban.
La thématique est « De ma fenêtre ».

Du courrier, je n’en reçois presque jamais.

A longueur de journée, toutes sortes de notifications font vibrer mon téléphone portable, histoire de m’avertir que le monde extérieur souhaite faire irruption dans mon quotidien. Mais une lettre, une vraie, portant les empreintes de son expéditeur, pliée et glissée dans une enveloppe cachetée… jamais, presque jamais. Or, je ne sais quel hasard a fait parvenir jusqu’à ma porte ce courrier qui, ironie du sort, ne m’est même pas adressé. Cela m’a-t-il empêchée d’y fourrer le nez ? Pas du tout. Pas que je sois particulièrement curieuse, mais je n’aurais pas pu faire autrement après avoir lu, écrits en grandes lettres au-dessus de l’adresse du destinataire, ces mots qui ont mis un peu plus de lumière dans mon regard, un peu plus de feu dans mon cœur et un grand sourire sur mes lèvres : A l’inconnu d’Alger.

Accoudée à ma fenêtre, une tasse de café à portée de main, les rayons timides du soleil de mars sur les joues, j’ai ouvert la lettre et je l’ai lue d’un trait, comme une assoiffée qui reçoit en pleine gorge l’océan, une naufragée qu’une vague lance contre un rocher auquel elle tente, de toutes ses forces, de s’agripper.

D’une fenêtre à Alger, un roman est tombé. D’une autre, à Dakar, une lettre est partie, comme un avion en papier, avant d’atterrir à mes pieds. Devant ma fenêtre, à Tripoli au nord du Liban, j’invente, les yeux fermés, les premières lignes d’une longue lettre que je ne tarderai pas à coucher sur les lignes d’une feuille arrachée à un cahier…

Photo by JosiE on Reshot
Photo by JosiE on Reshot

A l’inconnu d’Alger

Au lieu d’une lettre, vous en recevez en ce jour deux, rangées dans une même enveloppe. Deux lettres qui vous sont adressées par deux femmes : une que vous connaissez à peine, à en croire ses lignes et l’autre que vous n’avez jamais rencontrée, que vous ne rencontrerez sans doute jamais. Cette dernière, c’est moi.

Une lettre provenant du Sénégal au lieu de parvenir en Algérie, a fait escale chez moi, au Liban avant de repartir chez vous. Je l’ai lue et du coup, je me suis glissée sans crier gare dans une histoire qui n’est pas la mienne. J’ai poussé l’indiscrétion jusqu’à jeter un œil par votre fenêtre. Je suis entrée chez vous, j’ai feuilleté le livre que vous aviez sur les genoux. J’ai connu, avant vous, les détails de la vie de la femme qui vous intrigue. Elle aussi, j’ai eu le toupet de me mettre à sa fenêtre et d’admirer les rues de sa ville. Je vous dois peut-être des excuses, à vous deux ; et pour me faire pardonner, je vous invite à tremper vos lèvres dans mon café.

Chez moi, le matin, les femmes lisent l’avenir, réunies autour d’une tasse, les yeux rivés sur le marc, sans y croire vraiment. Quelquefois pour chasser l’ennui, la plupart des fois pour faire naître, dans le cœur l’une de l’autre, un espoir qui, au réveil, n’est pas toujours au rendez-vous. Au réveil, moi aussi, souvent, je broie du noir. Ces jours-là, mon café, lui, est blanc. Installé sur le bord de ma fenêtre, il puise ses couleurs et ses saveurs dans ce petit monde qui s’offre à mon regard.

Du haut de mon septième étage, depuis que je suis née, j’ai droit au même morceau de ciel et, au loin, au même pan de montagne.

J’ai à portée de vue, presque à portée de main, les mêmes terrasses et les mêmes balcons, excroissances qui en disent long de ce qui se mijote à l’intérieur de chaque maison, entre-deux où on s’ingénie à montrer sa vie comme on étend son linge ou à la cacher. On s’y installe, seul, plongé dans ses pensées. On l’aménage en observatoire. On y invite son voisin pour bavarder devant une tasse de thé. Ou alors, chacun chez soi, accoudé à la balustrade, le cou tendu vers le bas, vers le haut _ ça dépend_ on se salue, on s’enquiert de la santé de chacun, on lance la conversation, on l’alimente ; les rires fusent en même temps que les rumeurs ; les minutes passent, parfois les heures… Et dans cet éternel décor, impérissables sont les fleurs, les pousses de menthe et de basilic plantées dans des pots de fortune. Incontournable est cette balançoire aux coussins bariolés, aux jointures qui grincent. Inévitable est ce rideau de tissu à rayures ou à gros carreaux que l’on tire pour tenir loin du mauvais œil et des regards indiscrets, les secrets de sa cuisine, le décor de son salon, mais aussi les rêves et les cauchemars que la dernière nuit en partant a laissés sur les oreillers.

J’aperçois aussi les fenêtres qu’on ouvre puis qu’on referme, selon le temps qu’il fait dehors ou, tout simplement, selon l’humeur du moment. Il y a celles aux volets toujours clos, scellés par un lourd voile de poussière laissé là par les années. Il y a celles, comme la mienne, qu’on ne ferme jamais ni de jour ni de nuit. Ecran sur lequel défilent des histoires vraies, souvent inachevées. Narine ouverte au vent et aux senteurs qu’il ramène. Bouche offerte à tout venant. Oreille tendue aux bruits, aux murmures et aux chants solitaires.

Inconnu d’Alger, mes seuls mots vous montreront-ils là où va mon regard ?

Vous emmèneront-ils, des étages plus bas, vous guideront-ils sur les traces de mes pas ? Saurez-vous deviner ce que les années ont effacé et ce qu’elles ont laissé dans mon vieux quartier ?

Même avant l’aube, ma rue est déjà réveillée. Les prieurs du matin prennent la route des mosquées. Chapelets à la main, des « dua’a » aux lèvres, ils ont foi que le matin leur apportera la subsistance du jour, et peut-être, celle des jours qui vont suivre. Sur les vieilles façades, les fenêtres s’allument l’une après l’autre en même temps que se répand l’odeur de la cardamome. Sur les trottoirs, les commerçants se saluent et lèvent, en murmurant « bismillah », les stores de leurs magasins. « Abou Omar » pousse dehors son étalage, met un peu d’ordre sur ses étagères en attendant le camion de son fournisseur. Les ménagères ne tarderont pas à arriver, réclamant haut fruits et légumes frais. Son voisin, « Jamil el Abadaye », un septuagénaire dont le surnom d’homme brave et costaud est resté collé à son prénom, a déjà mis à fond le son de sa radio. La voix mielleuse de « Feyrouz » se mêle bien vite au chahut des écoliers. Ces derniers ne sont pas pressés de traverser la rue en direction du grand portail devant lequel les attend un directeur d’école, la tête chauve éternellement recouverte d’un bonnet de laine, les gros sourcils froncés et pas tout à fait réveillé. Petites filles et petits garçons se bousculent à l’entrée du magasin du vieux Jamil, véritable caverne d’Ali Baba où chacun satisfait à sa guise les caprices de sa gourmandise.

A huit heures précises, une sonnerie retentit. Le brouhaha monte, s’élève vers les plus hauts étages environnants. Puis les bousculades s’arrêtent et le calme se rétablit. Les magasins du coin finissent d’ouvrir leurs portes. Karim, le plombier, s’installe sur sa chaise au milieu d’un labyrinthe de tubes et de tuyaux et guette les passants. Abou Saïd est déjà penché sur sa machine à coudre à pédale. Souad continue d’épousseter les quatre coins de sa boutique de lingerie jusqu’au moment où sa voisine, Em Talal lance l’appel au café. Sa mercerie est unique. Les boutons de toutes tailles, de toutes formes et de toutes couleurs qu’elle range dans des bocaux sont vendus comme des bonbons dont la vue vous met l’eau à la bouche. D’autres, sont précieusement rangés dans des écrins, bijoux que la vendeuse est fière de montrer à celle qui les coudra sur un habit du dimanche ou au dos d’une robe de mariée…

Tout ce monde, vu de ma fenêtre, me réjouit, réveille en moi des souvenirs.

J’ai été un jour cette petite écolière au tablier rose, cette cliente gourmande qui d’une main tendait une pièce, de l’autre recevait un morceau de loukoum caché entre deux biscuits, une poignée de guimauves en forme de sabots, une sucette ronde ou une pyramide de jus. J’ai été cette fillette qui croquait à belles dents la chair d’une pomme en attendant que sa maman finisse de choisir une à une les pommes de terre, les courgettes et les tomates du repas de midi. J’ai salué des centaines de milliers de fois le vieux Abou Saïd qui me répondait d’un signe de la main.

Je connais une à une les dalles du trottoir en béton. Adolescente timide, je baissais la tête, par pudeur, par respect des bonnes mœurs et je les comptais. J’en observais les bords et je les interrogeais sur le chemin qu’avait pris, en sortant du lycée pour rentrer chez lui, mon professeur de français. Je n’étais pas la seule à être tombée amoureuse de ce jeune homme plein de charme. Il avait ce don de chanter les textes en les lisant, chant que rendait encore plus charmant son accent. Il nous parlait de voyages, faisant naître dans nos esprits des images resplendissantes de paysages lointains. En classe, nous buvions ses paroles, nous épousions ses rêves qui devenaient les nôtres. Plus que lui, nous rêvions de gagner son Alger natal.

Le jour où il nous a annoncé son départ imminent, mon cœur s’est serré. Incapable de faire taire plus longtemps mes sentiments, j’ai glissé dans son cartable, portant mes initiales et plié en quatre, un papier où j’ai recopié, d’une main tremblante, les paroles de sa chanson préférée :

« Nous nous reverrons un jour ou l’autre
Si vous y tenez autant que moi
Prenons rendez-vous
Un jour n’importe où
[…]
Le hasard souvent fait bien les choses
Surtout si on peut l’aider un peu
Une étoile passe, et je fais un vœu
Nous nous reverrons un jour ou l’autre
Si Dieu le veut. »

 

 

https://www.youtube.com/watch?v=GxuxzGPfIwI

 


Femme, pour ta journée …

Le téléphone portable, en mode silencieux, à moitié enfoui sous les coussins du grand canapé en faux velours défraîchi,  vibra plusieurs fois au cours de la matinée. L’écran, en clignotant, dérangea à peine la lourde pénombre dans laquelle elle avait fait exprès de plonger la totalité de la maison.

Plus que les autres jours, elle tenait à échapper aux regards indiscrets.

Elle avait donc tiré les rideaux de la chambre à coucher au-dessus du lit encore défait et ceux de la cuisine dont elle avait pris soin d’ailleurs d’attacher les pans à l’aide d’une rangée de pinces à linge. Les volets du salon étaient restés, eux aussi, obstinément fermés.

Elle était seule.

Cauchemars et idées noires tournoyaient au plafond. Un fauteuil renversé se prélassait dans un coin. Quelques assiettes sales s’entassaient dans l’évier. Sur la table, au fond d’une tasse de café refroidi se noyait son regard. Les bruits de la rue bourdonnaient dans ses oreilles, remplissaient sa tête. Depuis combien de temps était-elle assise à sa place? Combien d’heures se sont écoulées depuis le moment où la porte d’entrée avait claqué, où la clé avait tourné?

Les questions traversaient son esprit sans faire halte.

Ses membres ankylosés appelèrent son corps à bouger. Elle traîna les pieds à travers les pièces dont elle regardait les murs sans les voir. D’ailleurs, il lui eût été difficile de les reconnaître sans les cris qui, quelques heures plus tôt, les faisaient vibrer, sans ces injures qui s’y heurtaient, rebondissaient et venaient la frapper au dos, au ventre, en plein visage…

Le téléphone portable vibra encore une fois.

L’écran qui clignotait lui renvoya vaguement l’image de ses paupières gonflées, de sa joue balafrée. Elle y lut en bougeant à peine ses lèvres ensanglantées:

Offre promo.  Femme, pour ta journée, prends ton corps en main et refais-toi une beauté.