Un après-midi dans son pays

Article : Un après-midi dans son pays
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14 mai 2017

Un après-midi dans son pays

          Cet après-midi là, elle portait une robe blanche sans manches, à volants. Elle avait hésité un instant puis, esquissant une grimace, elle avait  haussé les épaules avant de se laisser tomber dans l’herbe. Elle avait retiré le long ruban qui retenait sa chevelure  aussi  noire qu’une nuit sans étoiles et avait secoué la tête de gauche à droite pour faire danser, sur ses épaules et le long de son dos, le flot de ses boucles folles. Elle avait enlevé ses sandales et de ses petits doigts, avait balayé tout ce que la terre qu’elle venait de fouler avait collé aux plantes de ses pieds : des cailloux et quelques feuilles de thym sauvage. En d’autres circonstances, elle aurait pris soin de ne pas les écraser, se serait arrêtée, penchée pour les ramasser. Elle aurait soulevé le bas de sa robe comme le faisaient les femmes de chez elle, et aurait entassé dans cette poche de fortune les tiges à feuilles vertes dont le parfum lui faisait tourner la tête. Or, le temps n’était pas aux cueillettes. Les timides feuilles de mâche, les pissenlits, les pâquerettes et toutes ces jolies plantes qu’elle n’aurait su nommer ne pouvaient que patienter, l’observer et camoufler ses traces lorsqu’une patrouille, habituée à son stratagème, ferait semblant de battre les sentiers à la recherche de sa cachette…

De loin, de très loin même, sa mère avait commencé à l’appeler. La voix douce et mélodieuse avait insisté, essayé tous les chemins pour parvenir jusqu’à elle. Dans son coin, sans bouger, elle avait lorgné un oiseau posé sur la première branche de l’arbre derrière lequel elle s’était tapie. Il ne fallait surtout pas qu’il arrête son chant, qu’il prenne son envol et dévoile son emplacement. Elle lui avait juste adressé un clin d’œil complice. La bête ailée, encore plus rebelle qu’elle ne l’était elle-même, lui avait tourné le dos et après avoir sauté de branche en branche, avait fini par s’en aller, fière d’avoir troublé le calme de cette belle journée de mai.

Bientôt, il lui avait semblé entendre d’autres gazouillis, provenant de son ventre qu’elle avait serré de ses deux mains, pour le calmer, l’amadouer, le faire plier à son désir. Du bout de ses doigts, elle avait arraché un brin d’herbe. Elle l’avait glissé dans sa bouche, l’avait sucé, mâchouillé avant de le retenir entre deux dents pour faire durer le plus longtemps possible son goût acidulé qui lui chatouillait la langue.

La voix, au loin, avait disparu. Elle n’avait plus rien à craindre. A ce moment-là, même le soleil n’avait plus eu envie de se cacher. En repoussant l’ombre légère d’un nuage, il avait pointé le nez et l’avait regardée se lever, tourner sur elle-même en  levant le bas de sa robe, offrir son visage au ciel et son rire au vent…

 

Ce même rire traverse sa gorge à chaque fois que ses souvenirs se réveillent ; à chaque fois qu’elle saisit une  feuille de vigne ouverte, offerte comme une paume dont elle semble lire les lignes ; à chaque fois qu’elle roule habilement, de ses doigts à la peau ridée et couverte de taches, les feuilles vertes dentelées avant de les coincer entre ses phalanges enflées.

Cet après-midi là, et d’autres jours encore, la fillette capricieuse  avait fui la grande table en bois au milieu de laquelle trônait en vainqueur de tous les cœurs, de toutes les bouches et de tous les estomacs, un immense plat de Naranji qu’elle ne supportait pas.

Que d’années ont passé depuis qu’elle a quitté les paysages qui l’ont vue grandir et les personnes qu’elle a aimées. Aujourd’hui, assise en face d’elle, je porte dans mon cœur tous les lieux qu’elle a visités. Je grave dans ma mémoire tous les récits qu’elle m’a racontés. Je la vois tenir dans le creux de sa main, ce petit pays où elle n’est plus jamais retournée.

 

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